Plus encore qu’un panorama du documentaire contemporain, la compétition de la 44e édition de Cinéma du Réel a quelque part dressé un état des lieux des formes qu’il recouvre, dans une perspective on ne peut plus plurielle. On a ainsi vu du cinéma direct, des films expérimentaux, des making-of fictifs, et même des fictions inventées à partir de bribes documentaires. Trois films en particulier, The United States of America, Mr. Landsbergis et The Plains, ont témoigné, au-delà de l’apparente simplicité de leurs dispositifs respectifs, de la vivacité de cette sélection.
Voir et entendre les États-Unis
« Why do birds suddenly appear ? » se demande Karen Carpenter dans les premiers mots susurrés de la chanson « Close to You ». Cette question est proprement benningienne, en cela que les spectateurs de ses films ont déjà sûrement été amenés à se la poser. Et pour cause : dans ce cinéma de la durée, attentif aux paysages, la traversée du cadre par un oiseau constitue souvent l’un des seuls événements, évidemment imprévu, que nos yeux sont invités à suivre. Le vide méditatif que ne cesse de rechercher le cinéaste amène ainsi à s’interroger sur chaque élément capté par la caméra, qu’il s’agisse d’une cheminée relâchant des volutes de fumée à intervalles réguliers, d’une éclipse, ou de la désagrégation d’un nuage. The United States of America prolonge cette logique tout en la déréglant en peu. En cinquante-deux plans, d’une durée égale (reprenant par là le dispositif de la trilogie californienne du début des années 2000), soit un par État des États-Unis (en intégrant, dans un geste politique, Puerto Rico ainsi que le District de Columbia), le film entend livrer une cartographie exhaustive du pays. Fait assez rare dans la filmographie de James Benning, dont la singularité tient en partie à la manière dont on passe du temps à s’acclimater à un paysage, la matière même des plans importe ici moins que le chemin parcouru dans son ensemble. Cette traversée des États-Unis comporte son lot d’épiphanies, d’images donnant la sensation magique de proposer un « juste cadrage » à même de contenir un monde dans sa globalité (un pêcheur solitaire et son chien, le passage infini d’un train de marchandises, un tunnel peuplé de tentes de sans-abris au crépuscule), mais d’autres plans paraissent davantage sommaires, comme si leur brièveté (relative) poussait le cinéaste à envisager ses compositions avec plus de relâchement. Reste qu’à l’issue du voyage, une certitude s’impose : nous avons vu et entendu les États-Unis. D’un point de vue politique, économique, écologique et social, rien n’échappe aux plans apparemment vides de Benning. Par la simplicité de son art, il raconte ce pays et sa détresse comme nul autre. La langue précise de son cinéma, par la place qu’elle laisse au spectateur, libre d’arpenter les plans comme il le souhaite, relève toujours d’un apprentissage du regard. Se fondre dans un film de Benning n’est pas chose aisée, tant cela implique d’accepter un ralentissement radical dans la manière d’appréhender l’existence, mais l’expérience se révèle toujours infiniment précieuse.

The United States of America de James Benning
Étonner la catastrophe
« Étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait. » disait Victor Hugo, un principe que l’historien Patrick Boucheron a repris à son compte dans sa réflexion sur « ce que peut l’Histoire. » « Que peut le documentaire d’Histoire ? », pouvons-nous à notre tour nous demander devant la sélection pléthorique de cette édition du Réel qui, outre des films se faisant l’écho du fracas de l’Histoire, abondait de tentatives visant à apaiser les traumatismes du passé. L’actualité de la guerre en Ukraine a évidemment fait de la projection de Mr Landsbergis de Sergei Losnitza l’un des temps forts du festival. Entre la présence de l’ambassadeur lituanien venu fêter l’anniversaire de l’indépendance et la polémique autour des positions du cinéaste, le film avait la (trop) lourde tâche de devoir répondre aux inquiétudes actuelles. Mais à travers un récit très étiré, se gardant de tout effet emphatique, le cinéaste ukrainien est parvenu indirectement à déjouer la frénésie du présent. Mr Landsbergis, en dépliant minutieusement pendant plus de quatre heures les événements qui ont abouti à la reconnaissance par l’URSS de la souveraineté de la Lituanie en 1990, sidère souvent par la quiétude qui le traverse. À commencer par celle de Vytautas Landsbergis, figure de proue du mouvement indépendantiste lituanien, dont la parole constitue le seul socle de la narration. Cadré au milieu d’un jardin paisible, lunettes de soleil sur le nez, le conteur livre calmement ses souvenirs. C’est bien sûr une vision partielle de l’histoire qui nous est présentée ici, une subjectivité orgueilleuse, dont le propos n’est pas sans dresser des ponts avec la situation actuelle en Europe de l’Est. Landsbergis témoigne de son mépris pour l’impérialisme maladif du Kremlin et « l’inquiétude » des pays d’Europe de l’Ouest (jamais suivie d’actions), fait montre de sarcasme face à l’absurde qui régit le congrès des députés du peuple, ou se remémore le sang-froid dont il a fait preuve lors de l’intrusion des chars de l’Armée rouge dans sa capitale. L’attitude de l’homme se mêle parfaitement à la résilience montrée par son peuple et dont témoignent des séquences d’archives que Losnitza monte dans la durée, laissant aux murmures de la foule ou à l’éloquence des orateurs le soin d’y insuffler une intensité. Dans l’une des plus belles séquences du film, la violence impériale de l’Armée rouge s’incarne sournoisement par le survol menaçant d’hélicoptères au-dessus d’une foule de civils pacifiques. La scène se prolonge, les hélicoptères passent et repassent. D’abord intimidée, la foule se laisse porter par une douce certitude à l’écoute des mots rassurants du leader indépendantiste : si la force se trouve dans le camp adverse, le temps est de leur côté.

Mr Landsbergis de Sergueï Losnitza
Drive my car
Citons enfin un dernier film, le plus beau de cette édition. Dans les plis du grand récit de notre époque (ses défis gargantuesques et sa perpétuelle accélération), The Plains de l’Australien David Easteal s’intéresse au temps, mille fois répété, d’une existence pour le moins discrète : le trajet en voiture quotidien d’un quinquagénaire rentrant du travail, que la caméra, installée sur le siège arrière du véhicule, enregistre par une série de plans fixes uniques suivant le même trajet. La berline tourne d’abord à gauche sur une route systématiquement bouchée puis, une fois passé les feux qui ne restent verts que quelques secondes, rejoint l’autoroute. Le paysage autoroutier de Melbourne se dévoile alors plus ou moins vite au gré de la circulation et, à partir de ce point, la coupe peut survenir à tout moment, dix, vingt ou trente minutes plus tard, pour nous ramener au point de départ. Par l’étirement et la répétition de cette même situation, le spectateur éprouve ainsi le temps vécu d’une certaine langueur de vivre. Notre regard est fixé, comme hypnotisé par le défilement des images sur l’écran que forme le pare-brise, et notre attention, sensible à l’écoulement du temps (l’heure est visible sur l’autoradio), est suspendue dans l’attente du recommencement qui ne manquera pas d’advenir. Trois heures dans une voiture, cela peut intimider, mais il s’agit au fond d’une expérience familière de la durée, l’habitacle de la voiture constituant un espace domestique où chacun a l’habitude de voir se dilater le temps. Si cette temporalité inhabituelle rappelle les scènes de conduite chez Kiarostami ou celles de Blissfully Yours d’Apichatpong Weerasethakul, David Easteal pousse encore plus loin le pouvoir d’évocation du trajet automobile, qui devient le réceptacle d’une existence entière. C’est en restituant la vie de son personnage dans un maillage géographique et temporel (la distance parcourue pour retrouver sa maison et sa femme, mais aussi celle, évoquée, qui l’éloigne des vacances et de sa mère) que le film dessine patiemment le paysage mental du conducteur, cette simple silhouette, filmée de dos, dont on se sent de plus en plus proche au fur et à mesure que l’on partage sa place dans le monde. Sa place ? Au fond, pas tout à fait. Disons plutôt la place juste à côté, celle qu’occupe aussi le cinéaste, collègue de travail discret et attentif accompagnant parfois le conducteur dans ses trajets. Toute la singularité et le trouble de ce film fascinant résident dans ce positionnement étrange, à partir duquel l’on s’émeut sans comprendre et l’on éprouve sans vivre cette mélancolie abyssale dans laquelle ce cheminement sans fin nous projette. A-t-on déjà aussi bien connu un personnage ?