Nous avons rencontré le 28 juin Sergei Loznitsa, alors qu’il était de passage à Paris à l’occasion de la projection en avant-première de son nouveau film, Une femme douce, présenté lors du dernier Festival de Cannes.
Nous remercions chaleureusement Joël Chapron pour la traduction simultanée de l’entretien.
Votre nouveau film, Une femme douce, est un portrait de femme qui prend la forme d’un récit d’aventures comico-tragique : le personnage principal fait une série de rencontres variées en vue de livrer un colis à son mari incarcéré, présentant ainsi des scènes de mœurs.
Il est aussi inspiré du récit de Dostoïevski, adapté par Bresson en 1969.
Comment vous est venue l’idée du film ?
J’ai commencé à penser à ce film il y a maintenant huit ans ; j’étais en train de finir un film consacré au destin d’un homme dans ce même espace géographique avec My Joy, et j’ai pensé que ce serait intéressant de m’atteler à retracer le destin d’une femme dans cet espace. C’est alors que j’ai commencé à penser à l’œuvre de Dostoïevski.
C’est un espace où toute la société civile est détruite, et les institutions qui sont censées la préserver le sont également. Dans ces circonstances données, l’homme devient agressif, agresseur, et se met à tirer sur tout ce qui bouge, comme dans mon premier film de fiction, My Joy.
Je pourrais définir mon nouveau film ainsi : c’est le destin d’une femme sur ce territoire, laquelle devient une victime. À ce moment-là, il y a un téléscopage entre le destin de la femme et le destin du pays.
Chez Dostoïevski, sans qu’on le sache, la femme est victime d’une agression indirecte de la part de l’homme provocateur. L’histoire est d’ailleurs racontée du point de vue de l’agresseur. Bresson est resté très proche du récit de Dostoïevski, il est très neutre, comme l’est en réalité son style.
Mais je n’ai pas voulu suivre le récit de Dostoïevski, j’ai voulu m’en éloigner. J’ai gardé ce qui fait pour moi la force de cet auteur car c’est l’écrivain qui a été le plus précis dans la description qu’il fait de ce qu’allait devenir la Russie. Ce n’est pas parce qu’il a écrit cela que c’est devenu ainsi, mais on peut se rapporter à sa réflexion – au sens de se retourner sur ses propos – pour considérer le pays aujourd’hui.
Une femme douce est par ailleurs l’une de ses dernières œuvres. Je me suis ainsi demandé si je n’avais pas réalisé une allégorie : c’est l’examen des relations entre deux êtres humains, où l’un méprise l’autre et l’étudie sous la loupe d’un microscope, dans une sorte de relation masochiste, suicidaire. Ce mouvement conduit à la mort, non seulement d’un personnage, mais aussi d’un pays tout entier.
Vous décrivez en termes génériques l’espace-temps (« territoire ») et les personnages (« femme ») de votre film, alors que ceux-ci renvoient à la Russie, à son peuple, bien sûr.
Le territoire dont je parle, c’est l’ancien Empire russe ; c’est le territoire de ce que j’appellerai en fait la « culture russe ». Il y a souvent dans mes films quelqu’un qui est seul, pauvre, malheureux, pas particulièrement avenant. Alors qu’en théorie, dans la culture russe, un pauvre ne peut pas être mauvais, sauf chez Leskov qui n’est pas beaucoup lu (et nous n’avons pas eu un auteur comme Dickens). Il y a donc une forme de résistance chez nous à ce sujet : les pauvres et les malheureux ont par définition raison. Dostoïevski propose un retournement de situation de manière fine, il nous invite à une sympathie. Selon moi, cette conception est en fait un obstacle à la modernisation de la société.
Pour apprécier votre film, il faut bien connaître la vaste palette de votre filmographie, la veine documentaire, historique (remontage d’archives), fictionnelle. Celle-ci lui donne une épaisseur, une cohérence. Le film fonctionne comme une sorte de sédimentation de ces couches. Je pense aux références à La Station et à Paysage pour les documentaires, mais aussi à « Revue » pour le remontage d’archives.
Pour ce dernier film, une scène peut en être rapprochée, c’est celle du rêve. Dans Revue, vous présentez le continuum entre une scène de travail dans les champs dans une ferme collective, mis en spectacle ensuite et filmé par les actualités de propagande dans les années 1950/1960. Dans la scène de rêve, vous représentez une scène politique et jouez avec les codes de représentation, mélangeant rêve et réalité, représentation du pouvoir et parodie de la représentation du pouvoir.
Vous avez tout à fait raison : tous mes films sont liés, et ce qui est lié aussi, et d’autant plus, c’est ceux que je n’ai pas encore faits !
Oui, je cite le film La Station à la fin du film, documentaire qu’on pourra voir au sein du double coffret de mes documentaires édité par Potemkine.
Quant à la scène du rêve, elle est justement prise dans un film que je n’ai pas encore fait ! J’ai déjà le titre du film qui va s’appeler Le Procès et qui traite des procès sous Staline. Le décor est issu de la Maison des Unions qui est un bâtiment dans le centre de Moscou où avaient lieu les procès et où les dignitaires du parti, à leur mort, étaient exposés. Pour la scène de rêve, je me suis inspiré de ce décor qui m’a beaucoup apporté.
Cette scène est clairement une parodie. Mais la vraie parodie, c’est la réalité de la Russie actuelle. Récemment, un directeur de théâtre à Moscou a été arrêté car il aurait perçu de l’argent pour une pièce qu’il n’aurait pas montée. Mais la pièce a bien été montée, il y a eu des spectateurs, ce que le parquet ne reconnaît pas. Le metteur en scène de la pièce a même demandé aux spectateurs d’écrire des lettres au parquet pour confirmer leur présence. La vie est une parodie de ce qu’on pense être la vie. Mais il n’y a pas de vie.
Au-delà, je dirais qu’il faut être un peu imprégné de la tradition russe, y compris récente, mais aussi de la littérature, pour reconnaître mon travail, car il y a beaucoup de citations cachées. Malgré cela, on peut prendre le film tel qu’il est ; il est recevable ainsi.
Vous mêlez ici fiction et réalité, comme vous travaillez la fiction et le documentaire. L’image du sommeil de l’héroïne dans la dernière partie du film peut être considérée, cela va de soi, comme le témoin de cette porosité ; mais aussi, semble-t-il, dans une perspective politique.
La scène finale exprime une responsabilité collective : chacun à son niveau apporte sa pierre à l’édifice. Cette idée n’est en réalité pas si diffusée que cela dans la société…
Comment travaillez-vous pour la fiction ?
Mon rêve serait de faire un film de fiction à l’issue duquel les spectateurs me demanderaient où j’ai trouvé ces images.
Ce n’est pas juste une question de caméra, mais celle des acteurs, et de tout le film.
Quand je fais un documentaire, mon implication est soulignée : la forme empruntée pour les images, la façon dont se comporte la caméra sont différentes. Je ne fais pas du cinéma-vérité.
Mais c’est un seul et même but pour moi dans les deux genres : pouvoir montrer quelque chose que vous ne verriez pas sinon.
Vous accordez une attention particulière à la musique qui a une fonction ironique : elle est une sorte d’embrayeur de dissonance.
J’ai utilisé des chansons populaires et des chansons criminelles dans le film.
Oui, l’ironie est légère ou cruelle : généralement, la musique vient clore une scène ou vient en réponse aux dialogues ou à ce qui se passe dans la scène.
Le titre du film, malgré sa mauvaise traduction en français (« Une femme docile » et non « Une femme douce »), pourrait qualifier votre cinéma : il est doux, mais cette douceur est à double tranchant, incisive, corrosive, comme le portrait tragique de cette femme.
Je fais un cinéma doux, oui !
Un film doux, c’est La Peau douce de Truffaut, et vous voyez comment il se termine…