Ils ont trente, quarante, cinquante ans ou plus. Ils vivent dans le XIIIe arrondissement, près de la BNF, s’y terrent, entre deux chutes de neige. Alain Resnais compose encore ses films comme ses troupes d’acteurs : il y a les anciennes et les nouvelles recrues, les auto-références et la passion d’un cinéaste qui s’intéresse toujours aux films contemporains. Cœurs est un de ces films admirables dont la virtuosité ne gâche ni l’émotion ni le mystère.
C’est l’histoire de quelques cœurs, brisés, déçus, fatigués, pleins d’espoir. Ils sont petits, presque morts, comme nous le suggère la neige qui tombe en permanence sur des décors millimétrés. On pense évidemment à L’Amour à mort, à l’idée de spiritualité oscillant entre une supériorité de la vie et un passage vers la mort. Alain Resnais se souvient de sa propre œuvre et la remodèle dans Cœurs : André Dussollier était le même agent immobilier timide et renfermé que celui d’On connaît la chanson, Pierre Arditi est filmé dans la même pénombre qui masquait la vérité de L’Amour à mort. On se souvient, et on découvre encore pourtant l’art de Resnais.
Le réalisateur cache bien son jeu comme ses acteurs : les six personnages, loin d’être des caractères déjà vus dans la « famille » resnaisienne, sont des créations du temps présent, non de simples déclinaisons répétées. Ils sont une sorte de concentré de la vie moderne dans ce qu’elle comporte de solitude et surtout de masques. Thierry vit avec sa sœur, Gaëlle, et ne connaît les femmes que platoniquement par sa secrétaire croyante, Charlotte. Gaëlle sort tous les soirs, faisant croire qu’elle vit de l’amour des hommes, alors qu’elle attend dans les cafés l’arrivée d’un homme hypothétique. Dan, ancien militaire, ange déchu de l’armée, boit dans les bars sans attendre qui que ce soit : il raconte sa vie à Lionel qui cache lui aussi ses peines derrière son comptoir et la souffrance de ses clients.
Les cœurs se croisent, bien entendu, mais sans créer de liens véritables comme le faisaient les personnages d’On connait la chanson : Alain Resnais a crée des hommes et des femmes opaques. Chaque discussion est prise en cours de façon à ce que la compréhension psychologique de chacun ne soit ni immédiate ni totale. Chaque personnage est caché par un rideau de perles, une fenêtre, une obscurité. Les diverses parois ne séparent pas les hommes les uns des autres mais les hommes d’un extérieur. Tout le film se situe en intérieur, en repli sur soi, derrière un écran, de télévision ou de regards figés. Quand l’un de ces êtres sort de son rôle connu et parfois apprécié, on ne le voit qu’à peine. Charlotte la catholique se filme en petites tenues pour réjouir le cœur de ses connaissances. Lionel s’occupe d’un père malade et odieux, dont on n’entendra que la voix. Comme le dit Charlotte : « Les gens âgés sont souvent agressifs, je le sais. » Alain Resnais se moquerait-il de lui-même ?
Ce n’est pas la vieillesse physique qui entre en jeu ici, mais l’immobilité des existences, et leur rapport à la mort inconsciente. Il y a quelque chose de mystique dans Cœurs : la pénombre est parsemée de rayons lumineux de temps à autres ; on répète sans cesse : « Mais, mon Dieu, qu’est-ce qui nous arrive ?» La caméra se fait parfois omnisciente. Rappelant Dogville de Lars von Trier, Resnais montre Dan et sa future ex-femme Nicole visitant des appartements : il a la bonne idée de filmer en plongée, du plafond, les différentes pièces. Le décor de théâtre se meut peu à peu en espace confiné, enfermant les âmes, mettant en relief la place de chacun, et conservant l’ouverture d’un plafond qui n’existe plus. Ils sont droits ces cœurs, ils sont froids aussi, comme le Paris blanc de neige et des nouveaux immeubles de la Bièvre, un Paris absent, sans bruits urbains, invisible. Ils attendent. Comme le dit Lionel à Dan, « tout dépend de votre propre clarté ».
Parce qu’ils résistent également, par le contact à autrui qui, sans les dévoiler réellement, les rassure sur leur capacité à survivre. Le couple, quels qu’en soient les deux participants, n’est pas amour parfait, il est nécessité dans le dialogue, même interrompu, puisque les personnages ne peuvent se toucher. Alain Resnais se dit souvent attiré par la beauté des films de Wong Kar-Wai : il en a retiré aussi l’amour du croisement, du passage de ces cœurs libres qui ne sont pas pris, par hasard, par malchance, par fatalité peut-être. La disponibilité n’est pas la liberté, elle serait plutôt synonyme de frustration sexuelle et amicale. Les images se répondent mais pas les humains.
Du début à l’extrême fin, Alain Resnais mène de main de maître la danse. Si ses personnages sont fanés, dans une attente vide d’actions et emplie de sens, son art est intact, renouvelé, passionnant. Mais l’émotion et la beauté incroyable de Cœurs tient tout autant à la grâce des acteurs, à leurs expressions teintées d’une vivacité rentrée que l’on pourrait nommer énergie du désespoir. Si tous sont pareillement entrés dans l’univers du film avec talent, Pierre Arditi est impressionnant de sensibilité, de conviction, et de beauté troublante.
Les anges de Resnais sont gardiens, déchus, soumis, au-dessus de leurs désirs et confinés à l’intérieur d’eux-mêmes et des espaces. Il leur suffirait d’un peu de cette clarté quasi divine pour retrouver l’usage de leurs ailes. Dans la quête d’un autre, on s’oublie soi-même. Lionel/Arditi a cette question au centre du film : « Après tout, qu’est-ce qu’on peut être à part soi ?»… beaucoup de choses, semble nous répondre Resnais, pourvu qu’on en ait la force et la possibilité.