Pour qui s’intéresse à Chantal Akerman, nul n’ignore que son œuvre a commencé, très tôt, dans la cuisine de sa mère. C’est entre ces murs que, dès le home movie pré-punk de Saute ma ville (1968), la cinéaste de 16 ans alluma les poudres de sa carrière : le court-métrage en question, compilation de bêtises canailles sur un fredonnement diablotin, consistait en une sorte de dînette cartoonesque à échelle 1, et s’achevait par l’explosion – ô combien programmatique, pour une femme qui n’aura cessé de filmer des foyers sans jamais se sentir chez elle nulle part – de la gazinière parentale. Un demi-siècle plus loin, à l’autre bout d’une œuvre qui compte une quarantaine de films, No Home Movie, dernier documentaire d’Akerman, paraît définitivement faire de la cuisine de maman le giron équivoque d’un cinéma qui tenta longtemps de s’en émanciper. Car c’est là, au cœur de la vie domestique, que la cinéaste fomentera en dépit de ses fugues, certaines de ses intrigues les plus mémorables. C’est en cuisine que Je, tu, il, elle (1974) entamait par un quatre-heures sa belle scène saphique, là aussi que Jeanne Dielman (AKA Delphine Seyrig dans ce qui restera l’un des films les plus discrètement monumentaux de la modernité cinématographique, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles – 1976) consumera le plus clair de son quotidien minuté. Même loin de Bruxelles, cité que sa mère ne quittera que très rarement et qu’Akerman fuit dès ses 20 ans pour New York, même loin de sa Belgique natale, donc, la cuisine maternelle parvient à s’incruster dans le décor : dans La Chambre (1972), troisième film prenant la forme d’un lent panoramique dévoilant son studio new-yorkais à 360°, un petit déjeuner non débarrassé, une cafetière et une bouilloire trônant sur une grosse gazinière éclatante aimantent d’emblée le regard vers des objets qui, déjà, s’imposent comme les leitmotiv d’un « familier » très voyant. Alternant entre les discussions mère-fille dans l’appartement bruxellois et le défilement des paysages désertiques d’Israël, No Home Movie, quarante ans plus tard, adjoint aux travellings de News from Home à New York (sur lesquels la cinéaste lisait des lettres de sa mère) les visites de Chantal en Belgique et leurs conversations Skype. « Je veux montrer qu’il n’y a plus de distance », dit pudiquement la cinéaste à sa mère depuis le fin fond de l’Arizona ; faisant ainsi entrer le monde – ou plutôt son monde à elle, désertique, venteux et solitaire – dans le microcosme inchangé, et éternellement familier, de la cuisine de maman.
« Je veux montrer qu’il n’y a plus de distance »
Dès lors, y faire entrer le monde, même virtuellement, revient non seulement à inverser la logique d’infiltration du familier dans la fuite, mais surtout à lézarder les digues de ce décor jusqu’ici parfaitement étanche. Car chez Akerman, on le sait, les murs des appartements, chambres et lieux familiers, bref tout l’ordinaire de ce cinéma d’intérieurs, sont autant de remparts contenant les assauts d’une épaisse inquiétude. Dans News from Home, déjà, Akerman lisait les lettres les plus anxieuses de sa mère, plongeant la métropole américaine dans une brume ombrageuse – et trouvant sans doute, dans cet héritage maternel, l’écho familier de ses propres angoisses. Écho dont les sources ne sont d’ailleurs pas cachées, et que la cinéaste n’hésite pas à évoquer ici : car No Home Movie fait du passé traumatique de la mère – seule rescapée d’Auschwitz parmi toute sa famille, et ayant trouvé refuge, après la guerre, dans l’anonymat bruxellois – son sujet en creux. C’est pourquoi cette mère qui est au cœur du film – elle est son centre d’intérêt, mais surtout son centre affectif – devient l’une des clefs de l’œuvre toute entière. La normalité bourgeoise de l’architecture du cinéma d’Akerman renvoie ainsi, et très tôt, à l’écrin protecteur que s’est confectionné sa mère ; laquelle, portant le fardeau indélébile de sa propre survie, chercha dans la banalité d’un foyer citadin de quoi conjurer – même illusoirement – le poids de son passé tragiquement hors norme. Aussi, c’est contre cette vie sans histoires, contre l’ordinaire maussade et silencieux d’une petite mère juive (à qui Jeanne Dielman emprunte au moins partiellement ce silence si pesant), que l’explosion culinaire de Saute ma ville exprimait sans doute sa rage (si foufou soit-il, le film s’achevait sur un suicide). La suite, on le sait, ne fera en réalité que resserrer leurs liens ; et ce malgré les voyages de Chantal, ses documentaires au sud des États-Unis, le legs de cette angoisse qui fait la matière de ses films et qui l’accompagnera au delà de No Home Movie ; très exactement un an après la mort de sa mère – dont le destin aura non seulement été scellé à celui de l’œuvre, mais à celui même de sa fille. Dès lors, qualifier No Home Movie de particulièrement « difficile » ou « éprouvant », comme le sont parfois les films d’adieu, serait un contresens : Akerman n’ayant jamais cessé, au fond, de montrer comment l’angoisse peut faire son nid du plus familier des décors. « Je veux montrer qu’il n’y a plus de distance » : de l’autre bout du monde à l’appartement bruxellois, No Home Movie boucle ainsi, dans le double sens d’une phrase divulguant un fragile aveu de tendresse, l’œuvre immense d’une petite fille qui avait commencé par saccager la cuisine de maman.