Réalisé lors du petit passage à vide que connut Cukor dans l’immédiat après-guerre, Othello permit néanmoins à l’acteur de théâtre Ronald Colman de remporter l’Oscar du meilleur acteur en 1948. C’eût été la moindre des choses lorsqu’on sait combien cette libre variation shakespearienne ramenée à la dualité du comédien se présente comme une parabole troublante sur les zones d’ombre qu’amènent à explorer le jeu et l’identification pour un personnage. Au cœur de cette mise en abyme, Anthony John (Ronald Colman), acteur jamais avare d’un défi, accepte d’incarner le célèbre personnage meurtrier d’Othello, au grand désarroi de sa partenaire de jeu et accessoirement ex-femme, Brita Kaurin (Signe Hasso), lucide sur l’excessive capacité de notre homme à se laisser dévorer par les personnages qu’il interprète. En dépit de leurs inquiétudes respectives et de la fragilisation progressive d’Anthony John, l’adaptation rencontre un triomphe public, prolongeant indéfiniment les représentations et ouvrant un peu plus à chaque représentation la brèche qui condamne l’acteur à devenir esclave de son personnage.
De l’ombre à la lumière
Passé les longues scènes d’exposition au cours desquelles le dispositif un peu trop statique se met en place, la réalisation de George Cukor gagne en fluidité dès lors qu’elle resserre l’enjeu autour de la question de l’interprétation. Loin d’interroger de manière réflexive la question du jeu et cette croyance populaire du « vouloir faire vrai », la visée du film est davantage d’offrir une plongée dans la psyché de l’acteur dont l’exigence vis-à-vis de lui-même l’amène à flirter avec ses propres démons. C’est dans cette même optique que, dans la continuité des drames psychanalytiques des années 1940 (ceux signés, notamment, par John Brahm ou Fritz Lang), la magnifique photographie de Milton R. Krasner amplifie les contrastes et dessine des zones d’ombre où restent tapies les pulsions sexuelles et meurtrières. Si la dualité flirte parfois avec le manichéisme (quitte à traduire de manière un peu trop littérale le titre original A Double Life), elle soutient néanmoins la séparation ambiguë entre l’intime et la scène qui n’a cessé de parcourir l’œuvre de Cukor où la gloire fut le plus souvent synonyme de destinées sacrifiées.
Je et les autres
Entre l’artifice de la représentation et la pulsion mortifère, Othello joue avec brio de cet équilibre instable qui se traduit jusque dans les décors. Entre les appartements bourgeois où l’apparat étouffe jusqu’à boucher les ouvertures et les bistrots populaires où notre acteur rencontre une modeste fille de joie (Shelley Winters, encore une fois formidable de fragilité ingrate, quelques années avant ses compositions mémorables dans Une place au soleil, Menaces dans la nuit, La Nuit du chasseur ou encore Lolita), se joue une vraie cassure, une défiguration du réel qui conduit sur la voie du délire. Mégalo, l’acteur Anthony John succombe à une hypertrophie du «je» qui, au lieu de le renforcer, met à nu ses obsessions et le rend d’une vulnérabilité saisissante. C’est dans ce jusqu’au-boutisme que la proposition de Cukor, en dépit de quelques lourdeurs et fioritures, ne démérite pas. Loin des partis-pris audacieux d’Orson Welles qui proposera sa propre adaptation du classique de Shakespeare quelques années plus tard, Othello, A Double Life s’inscrit avec intelligence dans la veine classique du cinéma américain d’alors. Sans succomber à l’emphase excessive, le réalisateur d’Une étoile est née traduit avec acuité le trouble d’un homme qui, à force de défier sa propre mort en paradant sur les planches, n’a jamais trouvé d’autre moyen de se sentir en vie.