Godard s’en est allé à l’âge de 91 ans, selon ses vœux. « Il n’était pas malade, il était simplement épuisé. Il avait donc pris la décision d’en finir. C’était sa décision et c’était important pour lui que ça se sache. » ont ajouté ses proches à Libération. Cela fait un moment que la mort constitue l’autre « beau souci » de Jean-Luc Godard, qui confiait de sa voix éraillée, au début de JLG/JLG, autoportrait de décembre (tourné en 1995), la chose suivante : « D’habitude cela commence comme cela, il y a la mort qui arrive, et puis l’on se met à porter le deuil. Je ne sais exactement pourquoi mais j’ai fait l’inverse, j’ai porté le deuil d’abord mais la mort n’est pas venue, ni dans les rues de Paris ni sur les rivages du lac de Genève. » Il serait tentant d’appliquer cette maxime à l’ensemble du cinéma de Godard, hanté par le spectre des désastres passés (Histoire(s) du cinéma) et des catastrophes à venir, notamment dans les films de la Nouvelle vague (Vivre sa vie, Le Mépris, À bout de souffle, Pierrot le fou). La « nouvelle vague », justement, s’apparentait dans le film éponyme qu’il tourna avec Alain Delon au retour surnaturel d’un noyé, revenant sur terre en projetant son ombre gigantesque, pour chambouler le petit microcosme dépeint par le cinéaste. Si l’on a fait un peu vite de Jean-Luc Godard l’étendard d’une jeunesse triomphante, celle des jeunes turcs bataillant pour revitaliser un cinéma français engoncé dans ses habitudes, la « vague nouvelle », porteuse d’une promesse d’émulation, est chez lui indissociable de son ressac. Il y a dans l’esthétique godardienne, même dans les films plus enlevés des débuts, un fondement mortifère : chaque image semble se tenir au bord d’un précipice, en cela qu’elle est susceptible d’être ravalée par un raccord abrupt ou le surgissement d’un fond noir, tandis que la splendeur des épiphanies – comme ces innombrables plans de ciel qui jalonnent sa filmographie – est arrachée à un chaos généralisé menaçant d’engloutir la lumière (cf. la toile de cinéma ballotée dans les ténèbres à la fin de Dans le noir du temps). Tout Godard ou presque tient dans ce jeu de balancier – vague et ressac – qui en cache un autre, par lequel cohabitent la grâce et la brutalité de sa forme : violence de l’élégie, élégie de la violence.
Cette pulsion de mort s’est exprimée de bien des manières dans le cinéma de Godard, avant tout par le montage et le travail sur le son, mais aussi par sa direction d’acteurs et sa tendance récurrente à trancher les corps en les cadrant. Eisenstein, pour désigner ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la « mise en scène », parlait de « montage dans le plan », formule un peu datée témoignant des limites de son approche essentiellement centrée sur le montage, mais qui va bien au cinéma de JLG où les cuts ne sont pas qu’une affaire de jonction (ou de disjonction) entre deux plans. Car Godard cadre comme il coupe, de manière abrupte et parfois peu courtoise. On pourrait voir aussi dans son goût des images surexposées et des extraits vidéos aux couleurs saturées une volonté d’entailler sans cesse les images, d’exhiber tout à la fois leur beauté et leurs cicatrices. Au sein du corpus de motifs, d’images et de sons sur lequel s’appuie le geste paradoxal de Godard, à la fois créateur et destructeur, se détache un visage, un corps et une voix en particulier qui auront servi de catalyseurs à de nombreuses expérimentations : Godard lui-même, qui s’est beaucoup filmé, enregistré et coupé. Cette spécificité en fait une forme de super-auteur, toujours en avant, jamais en retrait, en même temps qu’elle l’inscrit dans une double généalogie, picturale (la tradition de l’autoportrait) et cinématographique, aux côtés de cinéastes qui, en se mettant eux-mêmes en scène, se sont d’une certaine façon « autospectralisés ».
Le continent des ombres
S’il aimait commencer par le commencement, partons plutôt de la fin : au terme du Livre d’image, juste avant un ultime soubresaut (un extrait du Plaisir d’Ophüls), la voix de Godard se démultiplie en plusieurs pistes sonores se chevauchant chaotiquement, puis s’étouffe dans une violente toux. Résonnant sur un fond noir, c’est la voix de Godard elle-même qui semble alors sur un fil, suspendue, sur le point de s’écrouler. Ce fond noir où résonne la voix du cinéaste est à mettre en parallèle de la scène du Plaisir qui suit, dans laquelle un corps trop vieux et masqué s’effondre, vidé, à l’issue d’une danse dont le cinéaste a retiré la musique. Pure logique de montage : si Godard dissocie implicitement le son de l’image (un monologue sans images précède une scène sans son), c’est quelque part pour mieux associer le tressaillement de sa voix à la chute du danseur. Et par là, s’il en était encore besoin, de faire tomber à son tour le masque : cette voix crépusculaire, si caractéristique de la seconde moitié de la carrière de Godard, est celle d’un homme qui entraperçoit déjà l’au-delà.
Mais il faut remonter un peu les années. Avant de rejoindre le noir du temps, Godard s’est surtout dépeint habitant les limbes, tel le Cocteau du Testament d’Orphée, qu’il aimait citer dans ses films de montage. De ces limbes, il a fait un film à part entière, Histoire(s) du cinéma, qui n’est d’ailleurs qu’à moitié un film et pas non plus tout à fait une série, mais une sorte de continent de cinéma, un monde en soi dévasté par les flammes. Au cœur de ce monde, un roi nu : Godard lui-même, épicentre du montage et de la (dé)construction qu’il organise. Comme je l’expliquais plus haut, Godard y fait à la fois du montage entre les plans et du montage dans le plan, au sens ici littéral, puisque ses actions au sein du cadre semblent se recouper avec la convulsion des images qui se superposent et se mélangent. Devant sa bibliothèque, le cinéaste virevolte d’un livre à un autre, dans une gestuelle se couplant avec l’horizon de son montage, qui brasse des citations éparses tirées d’œuvres cinématographiques, littéraires, picturales, photographiques ou musicales.
La manière dont Godard s’inscrit au centre d’Histoire(s)s du cinéma ne relève pas toutefois de la seule mise en abyme. À mesure que la série se déploie, la place qu’il se ménage évolue, notamment dans la 3e partie (2(a) : Seul le cinéma), où il devient le réceptacle d’un déchaînement de violence. Le visage de Godard, figé, est crevé d’un losange dans lequel se télescopent une série d’agonies, où l’on reconnaît notamment Duel au soleil de King Vidor, Furie de Brian de Palma ou encore Comme un torrent de Vincente Minnelli. Plus loin, il apparaît à moitié nu, projetant une ombre dans laquelle se fond une croix formée par la lampe éclairant son bureau, et qui dans le même temps lie le corps physique de Godard à sa projection murale. Étonnante façon, là encore, de se tenir à la croisée des images, mais aussi de rejoindre leur cortège funéraire et les flammes qui les embrasent, comme c’est le cas quelques plans plus loin, où le cigare qu’il tient constamment semble, à la faveur d’une surimpression, avoir embrasé sa bibliothèque.
Ces différents effets, au-delà de l’alliance ludico-mortifère sur laquelle ils reposent (comme au fond l’ensemble des Histoire(s) du cinéma), contribuent à faire de JLG une figure comme les autres, c’est-à-dire triturable, « violentable », inflammable ; en somme, une figure défigurable. Il réapparaît d’ailleurs aussi dans la suite des Histoire(s)… sous la forme de photographies, mais aussi dans une séquence où il est interviewé par Serge Daney. La caméra le cadre alors comme Godard a souvent cadré ses acteurs : de manière tronquée, le haut du cadre s’arrêtant sous ses yeux, tandis que son profil se fond avec l’écran d’un poste de télé, dont on ne perçoit qu’un bout, dans une sorte de fusion entre l’homme et la machine. Au cours de cette discussion, le surgissement d’un photogramme de Théorème – une femme ensevelie dont seuls les yeux sont encore visibles – paraît offrir le contrechamp de cette présence parcellaire. Car si Godard se filme en monteur, incantateur, historien ou même comme une pièce à part entière du musée imaginaire que sont les Histoire(s)…, il s’envisage avant tout comme une image malléable et un corps amputable. Puisque le cinéma, c’est la mort au travail en même temps qu’une tentative artificielle « d’arracher [l’être] au fleuve de la durée [et de] l’arrimer à la vie » (le complexe de la momie selon Bazin), il fallait bien que Godard s’envisage lui-même comme un spectre et fasse de ses films le château qu’il continuera, à jamais, de hanter.