Un visage en larmes dans Vivre sa vie, un œil qui zigzague dans Lettre à Freddy Buache, une maquette au théâtre des Amandiers… Au lendemain de sa mort, voici deux ou trois choses que nous retenons de JLG.
Un visage, et puis c’est tout
J’ai découvert tous les Godard première période l’un après l’autre, il y a un peu plus de dix ans. J’étais en Suède pour un échange Erasmus ; en janvier, la nuit tombait à 15h, je n’avais personne à qui parler. Je visionnais trois ou quatre films par jour et leurs images ont fini par s’entremêler dans ma mémoire en un ensemble indistinct, imaginé en rêve dans l’obscurité de ma petite chambre de Linköping. Je n’ai pourtant jamais oublié le visage d’Anna Karina dans Vivre sa vie, surtout dans la célèbre séquence où son personnage, Nana, découvre La Passion de Jeanne d’Arc au cinéma, et qu’elle est émue aux larmes par le supplice de la Sainte.
Ce curieux mélodrame est à la jonction de deux tendances identifiées par Laura Mulvey dans son article « Le Trou et Le Zéro ». Pour l’autrice britannique, les premiers films du cinéaste explorent une féminité du mystère héritée du film noir américain, où la beauté de surface du corps féminin dissimule le secret de sa perversité essentielle, dans un écho à la nature illusoire de l’image de cinéma (« le cinéma ne s’interroge pas sur la beauté d’une femme, il ne fait que douter de son cœur, enregistrer sa perfidie », écrit Godard dans un article cité par Mulvey). Dans ses années militantes, le cinéaste travaille en revanche une féminité de l’énigme, prenant plus ouvertement en charge cette dichotomie entre vérité du dedans et artifices de surface. On le perçoit notamment à travers ses figures de prostituées qui problématisent l’analogie entre corps féminins érotisés, surfaces rutilantes des marchandises de la société de consommation et illusions séductrices du spectacle cinématographique.
Dans Vivre sa vie, on distingue les prémisses du Godard politisé de la fin des années 1960 dans le regard d’entomologiste porté par moments sur le personnage, perceptible par exemple dans le détachement sociologique des voix-off du huitième tableau ou dans ces portraits de face et de profil qui ouvrent le film, à la manière de mug shots. Mais domine surtout le regard amoureux porté par le cinéaste sur sa muse d’alors, dans sa lecture en off d’un extrait du Portrait ovale de Poe ou dans les incessants va-et-vient de la caméra, trahissant la présence de celui qui, derrière l’objectif, ne peut s’empêcher de s’approcher au plus près de l’objet de son désir. Nana est-elle pour autant de ces femmes à qui les cinéastes de la Nouvelle Vague ont si souvent nié l’existence comme sujet et instance de conscience, comme l’a suggéré Geneviève Sellier ? En revoyant le film, je ne le crois pas.
Quelque chose de l’actrice et du personnage résiste à cette double investigation sociologique et amoureuse. Nana aussi, regarde : les autres prostituées qu’elle croise dans la rue, ce jeune couple insignifiant qui babille au café, comme une autre vie possible. Elle confie à son amie Yvette « Moi je crois qu’on est toujours responsable de ce qu’on fait. Et libre. » ; elle dit à son amant « Moi aussi j’existe. » Et puis il y a, toujours aussi beaux, ces gros plans de Karina, ses larmes au cinéma mais aussi, pendant l’interrogatoire du quatrième tableau, cette voix qui s’étrangle quand elle dit « Elle m’a regardé dans les yeux », et ce cou qu’elle fléchit quand on lui demande si elle reçoit des garçons chez elle, au point qu’elle semble vouloir sortir du cadre, frappée de honte. Dans ces gros plans attentifs, à la recherche de la grâce plutôt que de la perfidie, l’héroïne prend brusquement chair, affranchie de toutes les projections faites sur elle. La vérité de l’en-dedans affleure au dehors. Les films de Godard, toutes périodes confondues, débordent d’idées de cinéma ; ils communiquent au spectateur un violent désir de faire des films. Si Vivre sa vie me touche peut-être plus fort que les autres, c’est pourtant dans ce qu’il énonce de plus simple, dans cette foi absolue en un visage, cette certitude héritée de Béla Balázs via Dreyer que « quand un visage s’étale en gros plan sur toute la surface de l’écran, il devient pour quelques instants la “totalité” qui renferme le drame entier ».
Alexandre Moussa
Le souffle au cœur
J’ignore encore tout du cinéma lorsque je découvre À bout de souffle à l’âge de seize ans. Entre le paysage défilant à toute vitesse à travers le pare-brise des voitures, le pouce que Jean-Paul Belmondo passe inlassablement sur ses lèvres et la réclame chantante de Jean Seberg cherchant à vendre son New York Herald Tribune, une petite musique s’installe et m’entraîne presque immédiatement. J’envie alors l’aisance et la désinvolture avec lesquelles se meuvent les personnages, qui semblent chez eux à la fois partout et nulle part, dans une chambre d’hôtel comme sur l’avenue des Champs-Élysées. De faux raccords en ruptures mélodiques, je me coule pourtant avec effort dans ce film qui se présente à mes yeux tout autant comme une série de frictions qu’un mystère complexe à déchiffrer, à l’image des réponses sibyllines et pénétrantes de l’écrivain interprété par Jean-Pierre Melville. Tandis que les paroles de Michel Poiccard / Laszlo Kovacs, déclarant préférer le néant au chagrin, résonnent aujourd’hui de manière bouleversante, je remercie le cinéaste de m’avoir donné ce souffle qui ne m’a jamais quitté depuis.
Chloé Cavillier
Le graal et l’ardente beauté
Un professeur de littérature montre à sa classe la photo d’un graffiti datant de décembre 2007 : « Julien Gracq est mort, qui prendra soin du graal ? » Je suis dans cette classe et j’observe cet homme nous éclairer sur le sens que revêt à ses yeux cette curieuse épitaphe anonyme : avec Gracq, ce serait selon lui le « dernier écrivain de la littérature » qui disparaît, et par extension le dernier gardien du graal. Mais le tag mélancolique cacherait aussi un espoir derrière son point d’interrogation : cette phrase, par ce qui fait sa valeur intrinsèque (la perfection de la pause occasionnée par la virgule, l’assonance doublée d’une allitération de « Gracq-prendra-graal »), appartient elle aussi à ce que ce professeur (un peu fantasque) désigne par la « littérature ». L’écouter interpréter cette formule a marqué ma vie d’étudiant. J’y ai repensé, l’autre jour, quand j’ai appris la mort de Godard. Jean-Luc Godard est mort, qui prendra soin du graal ?
Je n’ai pourtant pas tout de suite aimé Godard. Les années 1960 me plaisaient bien sûr, surtout À bout de souffle, que j’ai vu pour la première fois dans un TGV, sur un écran d’ordinateur irradié par les rayons intermittents du soleil. Devant Adieu au langage, en revanche, je suis initialement resté sur le bord de la route. C’était en mai 2014. En dépit de mon scepticisme alors moqueur (la bizarrerie du film me faisait ricaner), une brèche s’est toutefois ouverte devant le plan d’une main plongée dans l’eau. Quelque chose lié à la netteté numérique de la composition (en trois dimensions), au contact de la peau avec l’eau et à la présence de feuilles mortes noyées m’a bouleversé. Avec le temps, ce premier picotement s’est transformé en brûlure, puis tout s’est accéléré, à la faveur d’un film de deux minutes, Je vous salue, Sarajevo. Depuis la première note de violon d’Arvö Part (Je vous salue) jusqu’à la dernière du piano de Hans Otte (Bande-annonce de la 22ème édition du festival international du film documentaire de Jihlava), les films courts et très courts de Godard m’ont permis de peu à peu entrer dans son cinéma. Ils sont inépuisables, on les regarde, on les « joue » comme des disques, d’ailleurs on ne fait parfois presque que les écouter. À partir de ces quelques films (ajoutons, outre ceux déjà cités, Dans le noir du temps, De l’origine du XXIème siècle et Liberté et patrie, cosigné avec Anne-Marie Miéville), j’ai compris que « l’ardente beauté » était la clef secrète de son cinéma, bien plus accueillant qu’on pourrait le croire. Une beauté saturée, surexposée et surimpressionnée. Si cette beauté n’empêche pas d’y chercher une signification (à l’échelle d’une phrase, d’un plan, d’un raccord ou d’un geste), l’accès à la compréhension relève avant tout pour moi d’une expérience poétique et sensible. Dernière étape, déterminante, dans mon appréhension graduelle du cinéma de Godard : le surgissement d’un train, celui de Berlin Express, au début du troisième chapitre du Livre d’image, dont le titre est tiré d’un magnifique vers de Rilke : « Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages ». Il se trouve que si je devais choisir un cinéaste qui compte plus que les autres, je citerais sans doute Tourneur, dont le style évanescent et la grâce spectrale ont pour moi une importance presque religieuse. D’une certaine manière, je crois au cinéma et cette foi se professe exemplairement face à la perfection mystérieuse du langage cinématographique de Tourneur. Que Godard convoque ce travelling sur le train de Berlin Express a mis fin à mon initiation en me permettant de partager l’émotion d’un regard. Entre Adieu au langage et Le Livre d’image, je suis ainsi devenu godardien. Février 2020, quelques semaines avant la fermeture des salles à cause du COVID, je vais voir les Histoire(s) du cinéma à la Cinémathèque française. Un extrait, parmi tant d’autres, revient à plusieurs reprises. C’est Jean Arthur, à la fin de Seuls les anges ont des ailes, qui découvre, entre ses doigts, la pièce à double face sur laquelle Cary Grant a fait mine de miser sa décision de rester à ses côtés. En comprenant le subterfuge, les larmes de désespoir de l’actrice se transforment en larmes de bonheur. Elle court rejoindre celui qu’elle aime, sous la fausse pluie d’un studio hollywoodien. Si Godard ne prenait peut-être pas soin du graal (malmené par toutes sortes d’expérimentations), il en était tout de même le gardien, comme le cinéma abrite le temps.
Marin Gérard
Une maquette
Septembre 2019. Un an et demi après la découverte du Livre d’image à Cannes, l’ultime film de Jean-Luc Godard investit le théâtre des Amandiers à Nanterre pour un parcours conçu par ses proches collaborateurs. Arrivé sur place l’un des premiers jours de cette exposition très attendue, je ne sais rien de ce qui s’y trouve. L’excitation se mêle d’appréhension, avec la peur de se perdre dans les obscurs recoins d’une filmographie dont pas moins de deux décennies me sont, à ce moment, encore inconnues (les années 1970 et 1980, du Gai savoir à King Lear). Cette crainte revenait pourtant à occulter la dimension éminemment ludique d’un cinéma qui m’est, au fond, toujours apparu comme une invitation à passer le pas d’une porte dont je ne pensais pas qu’elle pouvait m’être ouverte. Quoi de mieux pour se sentir convié que de tomber, dès le début du parcours, sur ce beau film qu’il a coréalisé avec Anne-Marie Miéville, Reportage amateur (maquette expo). On y retrouve Godard en train de décrire, à l’aide d’une baguette, l’architecture d’une petite maquette faite de bric et de broc, avec des papiers fixés sur des petites planches de bois comme deux bandes d’images collées sur une table de montage. Il s’agit de l’exposition restée inachevée, Collage(s) de France, qui finira par donner celle de Voyage(s) en Utopie, dont le titre synthétise le principe au fondement même de la conception de cette maquette : imaginer un parcours (voyage) dans un espace pour l’instant situé « en aucun lieu » (en utopie). « Tout ça reste à voir, si jamais ça se confirme » annonce Godard à la fin du film avant d’ajouter que « les gens peuvent entrer par la sortie, et parcourir comme ils veulent ». De la même manière, la suite de l’exposition nous aura elle aussi invité à bifurquer et vadrouiller pour façonner, entre les lignes d’une filmographie aux mille ramifications, une trame de montage qui nous soit propre. Histoire de naviguer « à la JLG » – avec le collage comme art de vivre.
Corentin Lê
Mal vu Mépris
C’est à 16 ans que j’ai découvert Le Mépris et j’éprouvais alors une déférence inquiète pour le cinéma de Jean-Luc Godard. À bout de souffle, vu sur la promesse d’un scénario de Truffaut, m’avait laissé suffisamment indifférent pour que je me persuade que Godard n’était pas mon affaire. J’ai vu Le Mépris un peu contraint, à force de lire qu’il s’agissait d’un film incontournable ; résultats des courses, je me suis endormi avant la fin. Mais à mon réveil, j’étais partagé entre deux sentiments contradictoires : d’un côté, l’obligation tacite d’admirer cette splendeur qui m’avait échappé, et de l’autre, l’impression que quelque chose de neuf s’était produit en dépit d’un relatif ennui. La révélation ne fut pas immédiate : ce que je mis plusieurs mois à comprendre, c’est que les émotions diffèrent souvent leur venue, qu’elles préfèrent surgir lorsque la mémoire réinvestit sans raison des images tellement sidérantes que les yeux n’y ont d’abord rien vu.
J’ai revu depuis Le Mépris. Ma porte d’entrée, ce fut Fritz Lang : j’ai gardé en mémoire la scène célèbre où il observe au loin, cigarette au bec, Paul et Camille séparés par la voiture de Prokosch. L’équilibre entre le lyrisme du « Thème de Camille » et la marche lente de Lang en travelling arrière m’avait immédiatement frappé. Il m’a fallu un peu de temps pour voir que Godard le filmait comme les statues d’Athéna et de Zeus aux yeux peints. Il était un dieu du cinéma classique qui œuvrait à Cinecittà, cette réplique dégradée de Hollywood, toisant la tragédie des hommes s’ébattant à ses pieds. J’ai revu depuis plusieurs fois Le Mépris. De l’eau a coulé sous les ponts ; j’ai fait des études, commencé à écrire et à voir d’autres Godard, moins accueillants, mais tous aimés : Hélas pour moi, Sauve qui peut (la vie), Passion, Adieu au langage. De généreux godardiens, sans jargon ni surplomb moral, m’ont fait voir la part de jeu de son cinéma. Pendant des années, Le Mépris est devenu un totem lointain, mon film préféré de JLG moins pour ses qualités intrinsèques que pour le rôle qu’il avait joué dans ma vie de cinéphile. Je me dis depuis qu’il faut que j’y revienne, car je sais au fond pertinemment que je ne l’ai pas encore tout à fait vu.
Thomas Grignon
Des îles et des lignes
« Si vous savez filmer des montagnes, filmer de l’eau et du vert, vous saurez filmer des hommes. » assure Godard (citant Lubitsch). À l’origine de la Lettre à Freddy Buache, il y a une commande, celle du 500e anniversaire de la ville de Lausanne. Dans cette missive lue en off sur un montage mêlant fragments de tournage et coulisses de post-production, le cinéaste explique que trois plans suffiraient à montrer les particularités de la ville. Pour bien saisir son idée, il faut se concentrer sur les couleurs. Entre le vert et le bleu (la cime des arbres et l’eau du lac), il y aurait un milieu gris : le centre, la ville, là où les choses se mêlent, quand le haut et le bas se rencontrent et s’égarent. Par l’effet du montage, la naissance des images est comme simultanée à celle des mots et donne l’illusion d’un film se construisant au fil de la pensée. La caméra se balade dans le paysage ; il ne s’agit pas d’un travelling du haut vers le bas ou inversement, non, mais plutôt
le chemin hasardeux
d’un œil-caméra qui
balaye
chaque niveau
descendant
ou s’élevant
en
zigzag.
« On cherche à échapper à l’esprit de géométrie. » dit JLG. Il caresse Lausanne de sa caméra, navigue à vue et se noie dans la matière de la ville, comme pour trouver le fil conducteur des formes et des couleurs, des feuilles d’arbres jusqu’aux eaux miroitantes, l’émergence des agrégats de roche et des foules humaines. « Ça commence quand y a pas de lignes droites, et la ville c’est des lignes droites, c’est devenu des lignes droites, des lignes droites qui s’entrecroisent. » La reprise de fragments de phrases enchâssés, qui se précisent par variations, au gré de plans morcelés qui se répondent en relais : tout ceci participe de la fabrique progressive du film, où les redites sont en fait des mises à jour, jamais uniquement des répétitions.
D’une certaine façon, Une histoire d’eau, constitué de rushes tournés par Truffaut et montés par Godard, va dans la même direction. L’écriture ludique et sinueuse d’une fausse post-synchro conjugue et alimente les faux raccords, alternant pauses, silences et accélérations. Les ellipses et digressions sont à l’image des inondations filmées et des portions de terre qu’elles recouvrent : des trous dans le récit comme des sentiers brisés favorisant l’émergence d’îles. Les personnages se hâtent de traverser les champs tout en se galvanisant d’être encerclés par la montée des eaux : chaque butée est un prétexte à emprunter de nouveaux chemins de traverse, et donc à ouvrir des parenthèses qui font récit. Le montage syncopé traduit dans les deux films les oscillations d’un environnement composite et mouvant, à la fois vecteur de liens et de ruptures, par la nature mais aussi par les habitations, les lignes, les ponts créés par les constructions et les interactions humaines. « Et de la pierre des urbanismes, on tombe sur la pierre des rochers. Et on peut mettre les pieds dans l’eau et penser à Baudelaire. », versifie Godard dans sa Lettre… Les deux court-métrages véhiculent chacun à leur manière une idée commune du glissement, où l’environnement filmé, tout en circonscrivant un périmètre-sujet, s’avère à la fois le point de départ et le point de fuite du film, soulignant les rondeurs joyeuses d’une nature disparate qui n’a de cesse de déjouer les trajectoires humaines.
Julie Mengelle