Entre 1963 et 1964, un film collectif de six « sketches » voit le jour sous l’impulsion de Barbet Schroeder, fondateur quelques années plus tôt avec Éric Rohmer de la société Les Films du Losange. Intitulé Paris vu par…, ce projet (masculin) se donne pour règle de filmer la capitale à travers six de ses arrondissements, ou plus précisément quartiers. Autre constante : à chaque « village » parisien, son réalisateur. Et pas des moindres, puisque tous sont associés à la fameuse Nouvelle Vague. Ainsi Jean Douchet explore Saint-Germain des Prés (VIe), Jean Rouch élit domicile autour de la Gare du Nord (Xe), Jean-Daniel Pollet colle au plus près de l’atmosphère grivoise de la rue Saint-Denis, Godard fait le grand écart entre Montparnasse (XIVe) et Levallois-Perret, tandis que Chabrol dézingue une famille bourgeoise du XVIe. Bref, tous ces ingrédients avaient l’avant-goût d’un projet mythique. Et si seul Éric Rohmer, filmant la tentaculaire place de l’Étoile (VIIIe), y tirait vraiment son épingle du jeu ?
Paris vu par…, pari mythique ? Certes. Le projet a même fait des petits. Mais revu aujourd’hui, il dégage une certaine odeur de renfermé. Bien sûr, un esprit « inter-nouvelle vague » imprègne ces des six vignettes. Mais dans leur ensemble, ces courtes fictions s’avèrent très éloignées des caractéristiques formelles et techniques novatrices qui ont fait le succès de la Nouvelle Vague. Comme s’il s’agissait là du point final d’un mouvement en train de se déliter… Chose étonnante pour un projet urbain : la ville est globalement reléguée au second plan – au profit de tournages en intérieur. Seul Rohmer semble se démarquer de cette « logique de l’appartement » qui donne une teinte bien datée à l’ensemble, malgré le ton ironique décelable dans plusieurs des segments (chez Chabrol et Godard notamment). Donnant à la place de l’Étoile l’envergure d’un personnage à part entière, il en explore en profondeur la configuration réelle. La fiction, disons policière, imaginée, naît en effet des dangers de ce gigantesque rond-point étoilé de douze avenues surplombé par l’Arc de Triomphe.
En guise de présentation de ce « no man’s land ignoré de la population active », Rohmer confie à une voix off le soin de rappeler quelques précisions historiques et topographiques venant illustrer des plans vifs au style documentaire. Très vite, le commentateur s’attarde sur l’un des troubles du lieu : l’enfilade de chaussées à traverser chaque douzième de cercle est entrecoupée par des feux réglés sur le passage des voitures. D’où les dangers pour le piéton et la génération d’un « vaste champ d’exercices […] pour l’individualisme parisien ». Sur ces considérations urbanistiques, le « héros » entre en scène : Jean-Marc, la quarantaine, l’allure apprêtée (costume gris clair et parapluie). Après avoir traversé plusieurs intersections de la place, le voici en activité dans la boutique chic de prêt-à-porter masculin où il travaille. On voit là l’archétype d’un employé modèle à la vie bien rangée : métro, journaux (L’Équipe), boulot, dodo. Un grain de sable va pourtant faire dérailler le train-train de Jean-Marc. Un matin, au sortir de sa station d’arrivée, un drôle de zigue visiblement éméché se heurte à lui, l’insulte, l’empoigne par le parapluie pour tomber à terre. Mort. Enfin, mort, mort ? Une attente de plusieurs mois finira par apaiser le malheureux Jean-Marc, expérimentant entre temps autour de l’Étoile une marche du crabe minutieusement étudiée. Paradigme rohmérien ?
Pour nous livrer sa vision de Paris, Rohmer s’empare donc avec drôlerie d’une légende urbaine probablement en vogue à l’époque : le coup du parapluie. Cette « arme redoutable » fait en réalité partie d’une espèce plus large : l’arsenal éclectique dégainé par tout bon citadin névrosé qui se respecte. Pour preuve, Rohmer introduit aux trois quarts de son film une succession de faits divers dont certains journaux sont friands : « Un automobiliste en frappe un autre à coups de cravache », « Le crime des Champs-Élysées », « Un fou dans le métro […] armé d’une carabine de chasse », « L’étudiante jugée à Lyon […] avait cassé son parapluie sur la tête d’un policier»… Même si la présence de ces titres en insert est déclenchée par le regard du personnage en train de lire fébrilement son journal dans le plan précédent, on sent clairement Rohmer prendre ici la main sur le récit. La musique de fanfare utilisée en fond vient en tout cas souligner sa jubilation à nous livrer ce florilège de drames rocambolesques. Point d’orgue de ce collage burlesque : un film dans le film composé de 4 photogrammes en noir et blanc nous propose le bref roman-photo d’une jeune fille brune se débarrassant d’un malotru à coups (victorieux) de parapluie. Ou comment mettre en scène un vulgaire pépin comme le meilleur allié des femmes dans leur entreprise de libération ?
Si les ambitions politiques du film s’arrêtent là, Paris vu par… Rohmer dépasse la simple anecdote des petites et grandes frayeurs d’un habitué de la place de l’Étoile. Jean-Marc représente finalement beaucoup d’anonymes muselés ou agressés par la ville, ses nuisances sonores et ses fous ordinaires. Victime, l’homme n’en pas moins consentant ; retournant bien tranquillement à sa vie de métropolitain sans histoire. Dindon de la farce par excès de conformisme ? Difficile de trancher…
Dans l’introduction documentaire de son sketch, Rohmer filme De Gaulle traverser furtivement le champ de la caméra lors d’un défilé organisé en grande pompe sur l’une des avenues. Il ignorait que, quatre ans plus tard, des milliers d’étudiants allaient battre le pavé de « sa » place, bientôt contrés en juin par une marée humaine anti-marxiste, excédée par cette vague contestataire qui s’était pourtant rêvée… révolution.