Par admiration pour Jerry Lewis et les clowns tristes du cinéma muet, voire tout simplement par goût de la farce et de la zizanie, Godard n’aura cessé de filmer des corps bondissants et culbutants – le sien compris. Sa disparition est l’occasion de rappeler ce que son cinéma pouvait avoir, aussi, de burlesque.
À l’antenne de l’ORTF, en 1965, Jean-Luc Godard évoque le tournage du Mépris et sa collaboration avec Brigitte Bardot. Il aurait, selon ses dires, convaincu la vedette de changer de coiffure après lui avoir montré qu’il savait marcher sur les mains, les pieds en l’air. Il n’en faut pas plus pour que le journaliste le mette immédiatement au défi, certain que le cinéaste n’osera pas se ridiculiser de la sorte. Contre toute attente, Godard s’exécute, le sourire aux lèvres : il retire son veston, se positionne dans le fond du studio puis commence à marcher sur les mains, en équilibre sur quelques mètres, les pieds levés vers le ciel, avant de se rasseoir comme si de rien n’était. Scène surréaliste, qui contraste avec l’idée (reçue) que l’on peut se faire d’un cinéaste dont l’image est aujourd’hui plus proche de celle du savant ou du philosophe reclus que du trublion. Godard ne s’en est pourtant jamais caché : il aimait profondément le cinéma burlesque, répétait avoir emprunté des gags à Jerry Lewis et a souvent mis en scène des corps excessifs, hyperactifs et déréglés, toujours à la limite de la chute et du carambolage. Dès Une histoire d’eau, l’un de ses premiers courts-métrages (tourné par Truffaut puis monté par JLG en 1958), une étudiante se retrouvait au début du film à marcher en équilibre sur une fine planche de bois au-dessus des inondations. « C’est ainsi que j’imitais Blondin » raconte en voix-off la jeune femme en citant le nom de ce funambule et acrobate français du XIXe siècle, premier équilibriste à avoir traversé les chutes du Niagara sur une corde. Un an après Une histoire d’eau, Godard suivra la course folle de Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle, dont le titre pourrait être celui d’un film burlesque. Courir jusqu’à perdre haleine, n’est-ce pas au fond ce à quoi Keaton et ses comparses du slapstick étaient condamnés ?
Par la suite, JLG retrouvera Belmondo aux côtés d’Anna Karina pour Pierrot le fou, dans lequel les corps, de nouveau intenables, semblent contraints à rester perpétuellement en mouvement : Belmondo qui lit à voix haute Guignol’s Band de Céline tout en grimpant sur le tronc d’un arbre avant de sauter dans les airs, un capot violemment refermé par Karina sur la tête d’un mécanicien plié en deux, une voiture qui finit son chemin dans la mer après une sortie de route, etc. Dans les années 1960, le cinéma de Godard s’est explicitement nourri du cinéma burlesque, à un tel point d’ailleurs que, pour une séquence de Cléo de 5 à 7 rendant hommage aux films muets des années 1920, Agnès Varda imaginait le cinéaste dans la peau d’un héros de slapstick. Pensant à la suite d’un malentendu que sa compagne Anna (Karina) venait d’être embarquée dans un corbillard, JLG dévalait un escalier des quais de Seine en faisant de grands mouvements de bras, avant de le remonter aussi sec avec les mêmes gestes exubérants – à la Keaton.
Godard sauvé des eaux
« Le personnage burlesque est par définition un créateur de désordre. (…) Le burlesque perturbe l’ordre social, détruit le décor, ce qui fait partie de la fonction politique, disons anarchisante, de tout burlesque ». Dans une conférence donnée à la Cinémathèque Française en 2009, Alain Bergala énumère les raisons pouvant expliquer ce tropisme. Qui dit burlesque dit en effet désordre dans l’ordre du monde – soit l’une des grandes affaires de JLG, éternel agitateur qui a toujours oscillé entre création (de figures, d’images et de scènes marquantes, voire iconiques) et destruction (par le montage et les effets de télescopage). Cet équilibre précaire, où tout peut en théorie déraper et disjoncter, a parfois fini par déborder de son œuvre jusqu’à se manifester contre son gré. En 1985, alors que Godard s’apprête à présenter à Cannes son nouveau film, Detective avec Johnny Hallyday, Noël Godin surgit dans le palais des festivals pour entarter le cinéaste avant de prendre la fuite. À moitié surpris, Godard ramasse ses lunettes, tire une dernière bouffée sur son cigare et goûte la crème étalée sur sa figure. « C’est un vieux gag, c’est toi qui l’a préparé ? » demande un témoin présent sur les lieux de la farce ; avant que JLG n’ajoute lui-même, dans un entretien télé mené juste après l’incident, que « ça rappelle des films muets ».
On saura gré au célèbre entarteur d’avoir, par ce geste, mis en lumière l’un des fils rouges de cette drôle de période du cinéma de Godard. Dans les années 1980, entre Sauve qui peut (la vie) et Hélas pour moi, JLG signe quelques-uns de ses films les plus burlesques – sans pour autant que ce burlesque ne s’inscrive dans un registre strictement comique. Prénom Carmen, Soigne ta droite, King Lear : les titres sont connus mais, il faut l’admettre, encore relativement peu vus à l’échelle de sa filmographie. Une (relative) mise à l’écart qui peut notamment s’expliquer par les partitions détraquées qu’il donne à cette période à ses acteurs, transfigurés en personnages de comic strip à la fois abstraits, mythologiques et en même temps complètement terre à terre, proches du sol et de la matière. Comme s’il se rangeait du côté de son entarteur, JLG s’y met lui aussi en scène en hurluberlu malmené, violenté, chahuté – à la manière d’un héros malchanceux de slapstick. Cinéaste paumé et manipulé (Prénom Carmen, Soigne ta droite) ou artiste toqué et hirsute (King Lear), expérimentant à chaque fois une manière singulière de se contorsionner, de se plier ou de se recroqueviller, le cinéaste y esquisse un inventaire de gestes burlesques en plus d’une véritable synthèse du genre, entre horizon régressif et espoir révolu d’une possible adéquation du corps avec le monde.
Soigne ta chute
Sorti en 1983, Prénom Carmen suit une logique figurative que l’on pourrait rattacher au burlesque : dans les plis d’un montage bicéphale où sont montrées, en parallèle, les répétitions d’un groupe de violoncellistes et les mésaventures passionnelles d’un couple de braqueurs, les corps s’attirent autant qu’ils se repoussent, se confrontent ou synchronisent leurs forces et leurs mouvements, font l’expérience commune de la fermeté de l’univers tout en se découvrant une souplesse insoupçonnée – toujours dans l’espoir, littéral ou figuré, d’accorder leurs violons. « Avec le corps ! » indique avec véhémence, en ouverture du film, un professeur de musique à l’une de ses élèves. Dans une scène de séduction, le personnage éponyme de Prénom Carmen dira d’ailleurs à son amant : « Tirez vous ! Attirez moi ! », après qu’ils aient pris part à un braquage rocambolesque avec cascades, bonds et roulades impossibles. Qu’en est-il, pendant ce temps, du corps de Godard lui-même ? Ce dernier apparaît toujours en décalage, dans une forme d’arythmie avec le monde qui l’entoure. Tellement décalé que lorsqu’il tente d’intégrer à son tour l’économie burlesque de son film, dans un hôtel où il se met à frapper sans raison la tête d’un client, c’est pour mieux en être aussitôt expulsé, éjecté hors champ par la victime de sa farce puis par ses propres camarades de braquage (« Gentil Monsieur Jean, gentil ! »). Écarté du jeu de chamboule-tout auxquels se livrent ses acteurs, Godard n’en aura pas moins tenu, entre ses mains, la clé de ce film proto-burlesque : l’ouvrage Le Regard de Buster Keaton de Robert Benayoun, qu’il feuillette dans un café, le titre bien en évidence.
En 1987, Godard réalise Soigne ta droite, dans lequel apparaissent, pêle-mêle, Jane Birkin, Jacques Villeret, Pauline Lafont, Michel Galabru ou encore Les Rita Mitsouko. Godard lui-même y campe un idiot (il tient l’ouvrage homonyme de Dostoïevski en main) et vole la vedette aux comédiens qu’il dirige dans une scène d’ouverture mémorable. Cinéaste à qui l’on a ordonné la réalisation d’un film à livrer en urgence, « L’Idiot » surgit dans un garage où l’attend un chauffeur. Chapeau gris et bobine de film sous le bras, Godard tourne sur lui-même avant de mimer un match de tennis, avec des sifflements, des hurlements gutturaux et d’étonnantes contorsions faciales. La démonstration ne s’arrête pas là : avant de monter avec son chauffeur impatient, JLG fait le pitre, se plie en deux, marche accroupi puis à reculons, les fesses levées en arrière. Pour couronner le tout, il se livre à une cascade proprement keatonesque : alors que la portière de la voiture lui est fermée, Godard jette son livre sur son siège puis plonge la tête la première, avec une souplesse inattendue, à travers la fenêtre ouverte de la voiture. Une prouesse à propos de laquelle Bergala dira qu’il s’agit, au fond, d’un comique burlesque au sens le plus pur, à savoir la mise en scène d’un « corps maladroit qui, tout d’un coup, devient sur-adroit ».
Quelques plans après l’acrobatie, Godard sera éjecté comme un malpropre sur le bas-côté par le conducteur du véhicule. C’est le drame sous-jacent de Soigne ta droite, celui qui caractérise aussi le personnage turbulent qu’interprète Jacques Villeret, l’autre « idiot » burlesque du récit : impossible de trouver, comme le suggère le sous-titre du film, « une place sur la Terre ». Après l’atterrissage de son avion, Godard apparaîtra une dernière fois bousculé par l’un des passagers, étalé sur le sol entre L’Idiot de Dostoïevski et des bobines de films. Comme un personnage burlesque à la fin d’une course mal maîtrisée, Godard termine Soigne ta droite face contre terre.
Docteur Jean et Mister Luc
Autrement plus crépusculaire que Prénom Carmen et Soigne ta droite, King Lear (présenté à Cannes en 1987 mais resté inédit en France jusqu’en 2002) s’inscrit malgré tout dans la même veine tragico-burlesque – du moins en ce qui concerne la partition corporelle qu’y joue Godard. Dans ce film tourné en langue anglaise, dans lequel l’un des descendants de William Shakespeare cherche l’inspiration auprès d’une troupe de personnages fantasques (mimes, pêcheurs et autres troubadours mutiques) gravitant autour du lac Léman, JLG incarne un « Professor » reclus qui, dit-on, serait « enfermé dans sa salle de montage depuis vingt ans ». Enfermé, oui, mais toujours remuant, pour ne pas dire complètement grotesque. En véritable nutty professor (comme s’il était dans Docteur Jerry et Mister Love, Godard se fait appeler « Doctor »), il vocifères des adages incompréhensibles, la bouche déformée, ouverte sur le côté, tel un personnage de dessin animé, avec des câbles, ressorts et autres pinces électriques en guise de dreadlocks tricolores. Chacune des apparitions de JLG dans King Lear s’avère d’autant plus ubuesque que la troupe qui tourne autour de lui semble lui vouer un culte particulier, comme s’il s’agissait d’un vieux sage ou d’un prophète. Lorsque le personnage principal vient par exemple à sa rencontre pour lui demander, très sérieusement, comment composer avec l’héritage artistique de son illustre ancêtre, Godard se penche en avant puis lâche un vent à faire trembler les murs. Après ce pet tempétueux, l’une des disciples du doctor explique au descendant de Shakespeare désormais contraint, avec sa mine déconfite, d’humer l’odeur de la flatulence, la raison pour laquelle le tonnerre vient de gronder : « quand le professeur pète, les montagnes tremblent. »
Cette relation privilégiée que JLG a entretenu, devant et derrière la caméra, avec le cinéma burlesque ne s’est pas arrêtée aux bouffonneries pétomanes du professor de King Lear. Il y a, dans le Godard tardif, un goût manifeste pour la disjonction et le collage relevant, en dépit des atours plus testamentaires de ses films post-Histoire(s) du cinéma, d’un grand carambolage d’images et de sons ; les sources et les emprunts s’y entrechoquent de la même façon que les corps exubérants de Prénom Carmen et Soigne ta droite entraient en collision. Dans les années 2000 et 2010, la « tentation burlesque » de Godard dont parle Bergala dicte la dynamique de certains raccords, jusqu’à guider quelques-unes de ses associations d’idées les plus acrobatiques. On pense notamment à cette scène d’Adieu au langage où l’on passe de la terrasse d’un café à l’image d’un homme qui, alors que retentit un coup de feu, tombe la tête la première dans une fontaine publique ; à ce raccord des Trois désastres entre un extrait de film porno et un gros plan sur la moustache de JLG ; ou encore à cette séquence des Histoire(s), reprise dans Le Livre d’image, montrant l’un des freaks de Tod Browning en train de s’esclaffer devant le spectacle d’un anulingus. Par endroits, c’est donc la forme même du collage godardien – incongrue, détonante, explosive – qui semble perpétuer la dimension burlesque de son cinéma (« Oh le con ! » entend-on, suivi d’une détonation, dans la bande-son du Livre d’image). Cette perspective permet également de mieux appréhender le registre hétérogène de ses derniers films, entre l’incantation prophétique et le trait d’esprit taquin, voire joyeusement régressif. Revoir Film Socialisme – son vaisseau consumériste voguant sur la Méditerranée, puis sa petite famille occupant une station essence, avec âne et lama en guise de vedettes – suffit pour s’en convaincre : le film est aussi sérieux et bouleversant que ludique, malicieux, ironique et même un peu absurde. Idem dans le très joueur Adieu au langage, qui offre de déroutantes pirouettes plastiques (un polar rudimentaire sur le bord du Lac Léman entrecoupé d’archives grésillantes et saturées) en plus de quelques acrobaties langagières d’un comique pour le moins trivial (« – Il fait quoi, le pouce ? – Il pousse ! » ou encore, un peu plus loin : « La pensée retrouve sa place dans le caca. »).
« Même quand ce n’est pas drôle, c’est encore plus drôle, car justement ce n’est pas drôle. » disait, à la télévision américaine, JLG au sujet de Jerry Lewis. Une formule qui sied bien à son propre cinéma, dont l’importance tient aussi à cette veine qui n’a cessé d’irriguer l’ensemble de ses films et de ses apparitions médiatiques, riches en soubresauts et en saillies comiques allant à l’encontre de l’ordre établi. Car du cinéma burlesque, Godard aura évidemment retenu la part élémentaire de rébellion juvénile : celle qui consiste à résister avec le sourire.
Lors d’un entretien accordé à la télévision suisse pour la sortie d’Adieu au langage, un très bref échange évoquait cette part ludique de son œuvre, qui nous manquera aussi pour son humour :
« – Vous vous êtes beaucoup amusé, Jean-Luc Godard.
– Oui, je crois. »