En recevant l’oscar du meilleur réalisateur en 1937 pour sa plus fameuse screwball comedy, Cette sacrée vérité, Leo McCarey déclara : « Merci, mais vous ne me l’avez pas donné pour le bon film. » La même année, en effet, le cinéaste réalisait Make Way for Tomorrow (Place aux jeunes en français), qu’il considéra toujours comme son film préféré, et qui fut aussi son plus gros échec commercial. Malgré le titre, qu’on croirait destiné aux Marx Brothers, Place aux jeunes n’est pas une comédie. McCarey dresse un portrait sombre de la vieillesse et des rapports enfants/parents tout en gardant une pudeur et une simplicité dramatiques qui font de Place aux jeunes une œuvre très atypique dans sa filmographie. Orson Welles lui-même disait qu’il aurait fait pleurer des pierres… À découvrir à l’Action Christine.
Barkley et Lucy Cooper, vieux retraités d’une époque où la retraite n’existait pas, viennent de perdre leur maison, saisie par la banque pour impayés. Ils convoquent leurs cinq enfants pour leur communiquer la situation. À contre-cœur, ceux-ci décident d’héberger leurs parents, à la condition qu’ils se séparent en attendant une meilleure solution. La mère part donc habiter dans la maison cossue et petite-bourgeoise de leur fils George et leur belle-fille Anita. Le père, quant à lui, devra se contenter d’une vie plus frugale à la campagne en compagnie d’une fille revêche et d’un beau-fils peu amène. Si Barkley et Lucy acceptent de se quitter après près de cinquante ans de vie commune, seul l’espoir de se retrouver rapidement leur permet de tenir. Ils ne savent pas alors que ces retrouvailles aboutiront à une séparation définitive…
Le miracle de Place aux jeunes est de frôler la caricature sans jamais y tomber. Dès la scène d’ouverture, la sympathie du réalisateur, comme celle du spectateur, est toute entière tournée vers cet adorable couple de vieux (interprétés par les merveilleux Victor Moore et Beulah Bondi), qui n’ont fait que s’aimer et aimer toute leur vie et sont bien mal payés en retour. Leurs cinq enfants, pourtant habilement dépeints dans des personnalités très différentes, sont tous, chacun à leur façon, des égoïstes ingrats et hypocrites. La façon dont Leo McCarey filme leur réaction respective à l’annonce de leurs parents présage déjà de leur attitude à venir : nul doute que le commandement biblique, « tu honoreras ton père et ta mère », qui ouvre le film comme un avertissement moral impérieux, ne sera pas respecté. Regards, attitudes et petites humiliations sont au programme : ainsi de la belle-fille de Lucy qui envoie la vieille dame au cinéma pour l’empêcher d’ « ennuyer » ses élèves de bridge, ou la fille de George qui le fait dormir, malade, sur un canapé inconfortable.
Lucy et George ne sont pas exempts de tout défaut : l’une est une pie bavarde, qui n’hésite pas à faire la morale à sa petite-fille ou à intervenir dans les affaires de la maison de ses enfants ; l’autre est un râleur invétéré. Tous deux, en fait, sont coupables d’appartenir à une autre époque, et de ne pas pouvoir s’adapter à la vie si différente qu’ont adoptée leurs enfants. Leo McCarey ne juge pas ce fossé familial, mais le regrette, par de longs plans appuyés sur la séparation tragique des parents et de leurs enfants dans l’espace commun pourtant réduit, sur les regards qui en disent longs, ou les chuchotements de couloir hypocrites. Les enfants ne sont pas faits pour vivre avec leurs parents ; ont-ils pour autant le droit de décider de leur futur à leur place ?
Si la première partie de Place aux jeunes est une violente diatribe contre l’ingratitude des enfants et une vision extrêmement noire de la vieillesse (rappelons qu’à l’époque, aucune allocation n’était prévue pour ceux qui ne pouvaient plus travailler), la deuxième partie se concentre sur les rapports entre Lucy et George, que l’on ne verra réunis qu’en ouverture et en clôture du film. Alors que George est envoyé par sa fille en Californie, à des milliers de kilomètres de sa femme, les deux époux se retrouvent pour un dernier rendez-vous sur les lieux de leur lune de miel. Remarquable directeur d’acteurs, Leo McCarey se concentre alors exclusivement sur la description minutieuse de l’amour passionné qui les lie, et la simplicité affectueuse de leurs rapports. Il appuie le fait que seuls des étrangers (le directeur d’un hôtel, la femme de ménage noire, l’épicier du village, un vendeur de voitures) montrent une véritable sympathie totalement désintéressée au couple. Mais justement parce qu’elle vient d’anonymes, cette sympathie n’est pas durable. Le moment de la séparation définitive est constamment rappelé, jusqu’à ce qu’un chef d’orchestre annonce l’heure fatidique et que Lucy et George, enlacés, se résignent à quitter la piste. La petite vengeance que le couple s’accorde alors – annuler à la dernière minute le dîner avec leurs enfants et leur faire ainsi comprendre l’horreur de leur acte – apparaît alors comme une inutile, et trop tardive, reprise en main de son destin.
Simple, épuré, à la fois profondément humaniste et moral, Place aux jeunes est un bijou rare de tragédie intimiste et sociale. Qui n’a pas les larmes aux yeux lors de la pudique scène finale n’est pas humain.
P.S.: Place aux jeunes fit l’objet d’un remake indien, en 2003, avec les acteurs-stars Amitabh Bachchan, sa femme Jaya Bachchan, ainsi que le jeune comédien Salman Khan. Intitulé Baghban, ce film-fleuve de trois heures, à l’inverse de l’œuvre de Leo McCarey, se conclut sur un happy-end (peu convenu, néanmoins) et fut un succès au box-office.