On ne peut pas parler d’Elle et Lui (Love Affair, 1939) sans évoquer Elle et Lui (An affair to remember, 1957), tous deux de Leo McCarey, et sans répondre à l’éternelle question : lequel est le meilleur ? L’Histoire a tranché, évidemment, pour la flamboyance du deuxième : Cary Grant et Deborah Kerr en cinémascope technicolor, du pink champagne et une ribambelle de gamins chanteurs insupportables. Mais Elle et Lui premier du nom, tout en 1.37 et en noir et blanc qu’il est, a plus d’un tour dans son sac, à commencer par la fabuleuse Irene Dunne (Terry McKay), dont les anciens rêves d’opéra (une audition ratée au Metropolitan Opera en 1920 la fit abandonner sa carrière de soprano) enrobent de regrets les scènes de chant du film. Avec son allure un peu gauche d’habituée de screwball comedy (dont deux ans plus tôt, le parfait Cette sacrée vérité, également de Leo McCarey), elle est peut-être supérieure à Deborah Kerr. Quant à Charles Boyer (Michel Marnay), son air éternellement narquois égale celui de Cary Grant dans la partie comique, mais Cary Grant le dépasse sur le terrain du mélodrame (malgré son bronzage décadent), sauf peut-être dans le beau plan à travers le hublot, où Michel voit passer Terry sans pouvoir l’atteindre. C’est un rond au milieu d’un (presque) carré, une incompatibilité de formes annonçant déjà l’impossibilité des retrouvailles.
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que l’ordre des films semble figurer l’inverse du trajet habituel de la maturité d’un cinéaste : d’un film resserré, sans rien qui dépasse, à l’éparpillement grandiloquent presque vingt ans plus tard. Reste cependant la recette à ce point parfaite qu’elle est à l’origine de deux chefs-d’œuvre. Tous les ingrédients se mélangent à merveille : la rencontre horizontale sur un paquebot, le rendez-vous vertical manqué au dernier étage de l’Empire State Building, la comédie et le mélodrame – qui n’est jamais aussi beau que lorsqu’un personnage apparemment secondaire est à l’origine des larmes, ici la grand-mère de Michel, à qui le couple rend visite pendant la croisière. Comme dans tout grand mélodrame, un objet sert de réceptacle à l’émotion. Il s’agit ici du châle brodé de l’aïeule, admiré par Terry, que Michel lui apporte dans la dernière scène du film. Par ce morceau de tissu, que le personnage caresse du doigt, McCarey a par deux fois accédé au sublime.
Au fond, c’est un peu comme choisir entre Kurosawa et Ozu. À vingt ans, on préfère Kurosawa, à trente ans, Ozu, à quarante, dernier caprice vers Kurosawa, et puis, observant une fin de saison, retour à Ozu (Mizoguchi, pendant ce temps, reste constant dans sa perfection cruelle). Alors parfois on a envie de pleurer à chaudes larmes, pendant 1h59 (1957), et parfois on a envie d’avoir la gorge serrée, pendant 1h28 (1939). La même année, le couple Charles Boyer/Irene Dunne illuminait également Veillée d’amour (When Tomorrow Comes), mélo d’adultère de John M. Stahl, secoué par un orage enfermant les protagonistes dans une église pour la plus belle scène du film. Il aura lui aussi son remake, Les amants de Salzbourg (Interlude) de Douglas Sirk, également en 1957. Libre à vous de choisir, puis de changer d’avis.