Leo McCarey ne fait, certes, pas partie des grands réalisateurs de comédies américaines classiques. Il y a cependant dans son œuvre un intérêt particulier – comme souvent dans la comédie – donné aux rapports entre les différentes couches sociales, rapports spécialement exploités dans les quatre films qui ressortent, tous réalisés en 1934 et 1937.
Les cinéphiles font fort cas, à raison, de la classique « screwball comedy » dont le terme définit un comique déstructuré, virevoltant aux situations très diverses et inattendues, tout comme le lancer de base-ball dont est tirée l’appellation. L’âge d’or du genre, les années 1930, a mis au monde des maîtres en la matière comme Ernst Lubitsch, Georges Cukor ou Preston Sturges. Il faut bien reconnaître que Leo McCarey, surtout célèbre pour Elle et Lui et La Soupe au canard, ne fait pas forcément partie de la catégorie des grands auteurs de « screwballs ». On retrouve pourtant dans les quatre films que propose cette réédition – Ce n’est pas un péché (1934), Poker Party, plus connu sous son titre anglais Six of a Kind (1934), L’Extravagant Mr Ruggles (1935) et Place aux jeunes (1937) – l’essence même de la « screwball comedy » qui conjugue l’amourette et l’étude sociale.
Le premier thème, évident, qui se place au centre de ces quatre films est la relation homme/femme ou la relation amoureuse : un des topoï de la comédie, que l’on retrouve dans les trois premiers films, consiste à mettre en scène une femme au caractère bien trempé devant un homme plus faible, infantilisé. Si McCarey n’a pas, dans cette perspective, le talent incontesté d’Howard Hawks, on retrouve partout ce schéma quasiment toujours gagnant : dans Ce n’est pas un péché, Mae West, actrice culte aux films pour le coup assez contestables, incarne Ruby Carter, mangeuse d’hommes (de 1934, donc toutes proportions gardées), diva de la Nouvelle-Orléans qui subjugue tous les représentants de la gent masculine, du jeune boxeur (Tiger) au moins jeune escroc (Ace). La femme, toujours vedette, n’existe cependant en tant que maîtresse du jeu amoureux et du jeu comique que parce que l’homme un peu effacé – pas à l’écran, à l’image d’un Charles Laughton – existe lui aussi. C’est ainsi qu’un certain nombre de films ne finissent par tenir que sur le couple crée et le couple de « stars ».
Le premier bémol que l’on pourrait apporter aux films de McCarey est justement l’absence relative dans sa filmographie d’acteurs et d’actrices assez charismatiques ou étonnants pour que la comédie fonctionne parfaitement : Mae West et Mary Boland – en tandem classique avec Charles Ruggles dans Poker Party et dans Mr Ruggles – ne sont pas Katherine Hepburn ou Carole Lombard. Un des films de McCarey se détache pourtant clairement de la sélection précisément en terme d’acteurs : L’Extravagant Mr Ruggles. Le grand défaut d’une Mae West est qu’elle incarne souvent le cliché avec justement beaucoup de clichés, d’utilisation à l’écran de ses formes généreuses sans grands traits de finesse et d’esprit qui soutiennent la « screwball » au même titre que le désordre ou l’hystérie. Dans ce film de 1935, McCarey a choisi l’acteur parfait, Charles Laughton, capable d’entrer dans le moule du vaudeville comme de savoir jouer la neutralité, la sensibilité avec bien plus de retenue et donc de subtilité que nombre de ces congénères.
Mr Ruggles, domestique d’un lord anglais, est perdu par ce dernier à une partie de cartes. Ruggles, serviteur à la bonhommie enfantine et au respect presque absurde de la hiérarchie sociale, Mister Chance avant l’heure, se retrouve dans une famille de nouveaux riches américains, à six mille kilomètres de chez lui et de ses habitudes relationnelles. L’Extravagant Mr Ruggles est probablement le film le plus fin sur le thème social de McCarey : d’une part, le personnage central est beaucoup moins cabotin que dans la plupart de ses films ; d’autre part, la volonté discursive, jamais pesante, est toujours au service de ce personnage et de cet acteur. Le principal problème des comédies de McCarey est leur construction : dans Poker Party, comme Ce n’est pas un péché, les situations, normalement dérangées dans la « screwball », sont souvent imparfaites, peu fantaisistes ou bien peu inventives. Le film se passe sans grande pompe comique jusqu’à l’acmé, le morceau de bravoure, où tout éclate, et où parfois tout retombe comme un soufflé.
Dans L’Extravagant Mr Ruggles, l’acmé est beaucoup plus intéressante car elle intervient au contraire au moment le plus sobre, le plus émouvant du film : alors que Ruggles commence à se faire aux cris de joies des cow-boys américains, il récite devant une assemblée de joyeux ivrognes le discours de Gettysburg. Nous sommes, bien entendu, dans le patriotisme flamboyant du cinéma américain – patriotisme confirmé par la réussite, aux États-Unis, du domestique anglais devenu self-made man qui refusait en introduction d’aller sur le « continent de l’esclavage » –, mais il y a aussi dans cette scène un amour infini de l’humain, de sa capacité à surprendre, de sa capacité à rendre hommage. L’intérêt d’un Mr Ruggles est qu’il n’est pas simplement, comme les hommes de Poker Party ou de Ce n’est pas un péché, le dindon de la farce. Les rôles quelquefois limités des hommes chez McCarey n’aurait pas pu correspondre à la grandeur et au talent de Charles Laughton. Il y a enfin, au premier plan de ce film, l’obsession de la comédie pour les renversements sociaux sous forme corporels, vestimentaires, oraux : Ruggles finira d’ailleurs par « recevoir » les riches toujours un peu ridicules que McCarey, comme Lubitsch, filme toujours à la même hauteur, met toujours sur le même plan, que les classes prolétaires.
Le quatrième et dernier film du coffret, Place aux jeunes, poursuit cette étude sur un thème peu développé par la comédie qu’est la vieillesse : deux vieux amants, Lucy et Barkley, doivent vendre leur maison. Sans toit, ils sont obligés de se séparer pour aller vivre chez leurs différents enfants. Rejetés par leur progéniture, inutiles à la société, les époux ne peuvent pas vivre les dernières heures de leur amour à cause de la cruauté du monde. Si le tableau est souvent misérabiliste voire moralisant et le trait un peu forcé, le film développe un autre thème de la « screwball » sous un jour nouveau, celui du conflit des générations, voulant ici, avant de véhiculer un comique, être à l’origine de la prise de conscience de l’abandon des vieilles générations bien avant les canicules estivales. Là encore, le conflit est social – la honte des enfants qui ont réussi de présenter une mère qui ne sait pas parler en société – et affectif : McCarey, notamment en fin de film, dépeint une société qui n’évolue, ne réussit que sur le rejet du passé, des causes de la réussite, et ainsi également sur l’uniformisation de la pensée et des modes vies, urbains en particulier.
Sa peinture de l’Amérique est donc assez vaste malgré tout : du monde des parvenus méprisants aux américains assoiffés de liberté et d’égalité en passant par les classes moyennes déjantées et gentiment rigolotes, le réalisateur de Cette sacrée vérité – film tourné juste après Place aux jeunes en 1937 – montre une Amérique en crise comme une Amérique féconde. Il est clair que du point de vue scénaristique comme visuel, McCarey semble plus limité qu’un Cukor dans l’excellent The Philadelphia Story. Les décors de studio sont peu exploités, les plans fixes et théâtraux un peu lassants, les scénarios souvent maigres. Reste que ce coffret, s’il ne peut pas être une introduction pour néophytes à la « screwball comedy », est un objet cinéphilique tout à fait étonnant, notamment parce qu’il réédite des films méconnus et tout de même représentatifs des sous-genres hollywoodiens.