Cette sacrée vérité est aujourd’hui considérée comme la quintessence d’un genre proprement américain, la comédie du remariage, dont l’âge d’or est établi entre les années 1930 et 1940, et dont les maîtres ont pour nom Frank Capra, George Cukor, Ernst Lubitsch ou Leo McCarey. Si l’on peut lui préférer d’autres chefs-d’œuvre (tels qu’Indiscrétions ou La Dame du vendredi), plus riches en personnages secondaires, le film de McCarey doit être reconnu comme premier et parfait initiateur de codes et de règles qui deviendront ensuite des classiques, réutilisés jusqu’à épuisement par ses héritiers.
La pièce dont est tiré le scénario fut adaptée à de nombreuses reprises, mais seule la version signée Leo McCarey est digne d’intérêt. L’intrigue brode autour de thèmes ordinaires : un couple, Jerry et Lucy Warriner, divorcé sur un coup de tête, tente de se reconquérir en s’empêchant réciproquement de trouver un autre partenaire. Les dialogues savoureux et le comique de situation propres à la comédie de boulevard sont bien entendu l’une des clés de la réussite du film. Mais à y regarder de plus près, les scènes les plus drôles découlent de gags en grande partie improvisés et… muets. Car Leo McCarey, qui fut l’un des maîtres de la comédie burlesque des années 1920, s’attache avant tout aux expressions du visage, aux regards. La plupart des scènes s’organisent comme des tableaux mouvants, de deux, trois ou quatre personnages, où les situations ne sont pas toujours aussi insolubles qu’elles le paraissent. Car les regards qu’ils échangent, leur position par rapport aux autres trahissent le discours des personnages. Dans l’une des séquences les plus intéressantes, Jerry retrouve sa femme dans un dancing. Elle est accompagnée d’un cavalier, Dan Leeson, péquenot tout droit sorti de l’Oklahoma. Jerry, lui, s’affiche avec Dixie Bell Lee, une chanteuse vulgaire. Le quatuor s’installe à la même table. Jerry et Lucy, assis l’un à côté de l’autre, se tournent vers Dixie, puis vers Dan, et se regardent. En quelques secondes, tout est dit : ces nouveaux arrivants indignes d’eux ne pourront jamais briser le couple Warriner.
La partie véritablement burlesque du film repose sur ses gags, qui gagnent en intensité au fur et à mesure que le film avance (les cinq dernières minutes du film sont ainsi consacrées à un seul gag, autour d’une serrure qui ne fonctionne pas…). Pour les interpréter, Leo McCarey a trouvé en Cary Grant, alors peu connu, et Irene Dunne, trop méconnue, deux interprètes de choix. Les deux comédiens, totalement décomplexés, font fi du ridicule et se lancent dans des numéros impressionnants de dinguerie. Cary Grant est comme toujours le héros parfait de nos rêves, peut-être l’un des seuls acteurs capables de tomber d’une chaise sans que soit entamé une seule minute son potentiel de séduction. Mais c’est Irene Dunne, déchaînée, passant avec aisance d’un rire affecté de bourgeoise au langage peu châtié d’une call-girl, qui emporte la mise. La comédie américaine privilégie d’ailleurs souvent ses héroïnes…
Cette sacrée vérité fonctionne, comme la plupart des screwball comedies réussies de l’époque, sur la subordination de l’action au rythme. Ce n’est évidemment pas un hasard si le film commence et se clôt sur le gros plan d’une horloge. Tout est fonction d’un temps limité : le divorce ne pouvant être effectif qu’au bout de quatre-vingt-dix jours, Lucy et Jerry doivent se dépêcher avant d’être définitivement séparés. La réconciliation ne sera d’ailleurs effective qu’au douzième coup de minuit marquant le passage du quatre-vingt neuvième au quatre-vingt dixième jour ! Le rythme n’est pas seulement inhérent à chaque scène. Il définit l’évolution de la comédie, qui comme on l’a déjà vu plus haut, commence moderato, et finit prestissimo. Les dernières vingt minutes sont alors dignes d’un film des Marx Brothers (Leo McCarey n’a-t-il pas signé leur chef-d’œuvre, La Soupe au canard ?), où les gags s’enchaînent jusqu’à ce que le héros déclare forfait et s’avoue incapable de maîtriser la situation… au profit, évidemment, de son ex-femme.
Soixante-dix ans après sa sortie, Cette sacrée vérité n’a pas pris une ride. Et même si nombre de réalisateurs américains de comédies se réclament aujourd’hui du style McCarey, il n’est pas sûr qu’ils puissent un jour retrouver son évidente perfection.