Il ne s’agit pas ici du célèbre homonyme réalisé en 1957 avec Deborah Kerr et Cary Grant dans les rôles principaux, mais de sa première version (1939) tournée par le même réalisateur, Leo McCarey, et interprété par le célèbre Frenchie à Hollywood, Charles Boyer, et la « fiancée de l’Amérique » Irene Dunne. La comparaison est inévitable, d’autant que les deux films sont quasiment identiques, à quelques répliques près, certains plans les plus célèbres – comme celui de l’arrivée en bateau à New York – se révélant des copies plan par plan. Avouer une préférence revient presque alors à choisir entre le Technicolor et le noir et blanc, ou entre le potentiel de séduction de Charles Boyer et de son rival Cary Grant. Dilemme.
On serait presque tentés de reprendre les termes du très bel article rédigé ici par notre confrère Raphaël Lefèvre pour la reprise en salles du Elle et Lui de 1957, tant ils éclairent aussi bien le Leo McCarey en noir et blanc que le Leo McCarey en couleurs. Nous épargnerons au lecteur un jeu lassant des sept différences, en rappelant néanmoins que la copie du film de 1939 ayant souffert de l’usure du temps, elle est de fait légèrement moins belle plastiquement – mais possède par conséquent un charme suranné qui n’est pas fait pour nous déplaire. On passera vite également sur l’histoire, archi-connue : une jeune femme croise le chemin d’un séducteur patenté sur un bateau en route vers l’Amérique ; tous deux tombent follement amoureux l’un de l’autre bien que déjà fiancés ailleurs et se donnent rendez-vous dans six mois en haut de l’Empire State Building une fois que leurs finances leur permettront de se passer la bague au doigt.
Elle et lui n’est pas une screwball comedy per se, comme pouvait l’être Cette sacrée vérité réalisé par Leo McCarey un an auparavant avec la même Irene Dunne (et Cary Grant cette fois). À l’instar plutôt de Place aux jeunes, il rappelle que McCarey était aussi un roi du « mélo qui finit bien », mêlant subtilement la comédie de mots, le rythme de la comédie de situation et le drame qui frappe sans prévenir. On pourrait reprocher au film de s’étendre un peu trop sur le drame, et pas assez sur ce qui provoque le coup de foudre entre les deux protagonistes. La première partie est de fait beaucoup plus réussie que la dernière – la faute peut-être à Irene Dunne, actrice dramatique assez médiocre, au jeu trop théâtral, et aux deux inutiles séquences de chant impliquant l’actrice. Charles Boyer, à l’inverse, est un séducteur très convaincant, au jeu mesuré et subtil.
La grande réussite de McCarey est justement avec ce film de donner à la screwball comedy un ton plus adulte, plus « réaliste ». Le couple ne se jette pas dans l’amour tête baissée, mais lui laisse le temps de faire son chemin. Chacune de leurs rencontres est filmée avec pudeur, l’ironie de la situation venant du fait qu’ils sont incapables de contrôler le destin qui continue de les mettre sur le chemin l’un de l’autre, comme dans la célèbre scène du restaurant où leurs tables se trouvent malencontreusement accolées l’une à l’autre, ou à la descente du bateau, qui les obligent, pour passer, à briser leurs retrouvailles réciproques avec leur fiancé(e). Chez McCarey, tout se mérite, même un baiser, joliment suggéré par des jambes qui s’éloignent, puis se rapprochent. Les choses ne sont jamais abordées frontalement : le héros cherche à obtenir des explications de l’héroïne sur son absence en haut de l’Empire State Building en lui faisant croire que lui-même n’est pas venu, puis obtient ces mêmes explications sans que la jeune femme ne lui révèle ce qu’elle veut taire depuis si longtemps.
La subtilité comme la douceur romantique d’Elle et lui expliquent sans aucun doute son succès hier comme aujourd’hui. Elles justifient au moins que Leo McCarey nous ait offert la possibilité de le voir deux fois, en noir et blanc puis en couleurs, montrant bien que le temps n’a pas de prise sur les couples légendaires.