Le Poirier sauvage marque un retrait dans le cinéma de Nuri Bilge Ceylan. Il y a quatre ans, Winter Sleep sortait lui aussi à la faveur du mois d’août mais, précédé de l’obtention de la Palme d’or, il aimantait tous les débats sur l’imposante maîtrise formelle du cinéaste et passait pour incontournable, si ce n’était pour apprécier une grande œuvre, au moins pour se positionner. Aujourd’hui, ce huitième film ne semble exister que dans l’ombre du précédent : à la fin d’une fresque familiale d’une durée presque égale mais baignée par le soleil de la Méditerranée, il se termine dans un épilogue enneigé qui rappelle inévitablement les paysages blancs de la Cappadoce. La nature de l’image change, elle se fait plus soignée et plus précise dans la lumière brumeuse que dans les extérieurs jours qui composent l’essentiel du Poirier sauvage. Ces quelques minutes finales l’inscrivent définitivement dans une sorte de souvenir cinématographique et le condamnent à être un objet mineur par simple comparaison, au mieux une variation solaire, au pire une étrange contrefaçon.
Ce qui frappe donc ici, c’est la différence visuelle de ce dernier film avec ce que Ceylan avait l’habitude de produire : le film achoppe sur une approximation qu’il faut interroger. Le montage, très découpé, les cadrages, très incertains, la netteté générale jusqu’à la carence dans le jeu des acteurs, rien à l’écran ne laisse envisager que la signature est celle du maître, mais plutôt d’un disciple moins doué. On ne pourrait faire si facilement un procès en gaucherie à un réalisateur qui s’est imposé par le contrôle. Si ces maladresses sont volontaires, elles traduisent plus une envie de lâcher prise notamment vis-à-vis de la fixité classique de sa mise en scène pour s’ouvrir à une spontanéité, une envie d’arracher ses scènes au réel, de donner le sentiment de leur improvisation. En résulte une œuvre plus légère, qui épouse un rythme plus intuitif et plus guilleret. Pour la première fois, Ceylan accueille explicitement des traces de comique dans sa rigidité. Pourtant, ce ton vacillant sonne faux, sans doute pas assez abandonné aux accidents et à l’imprévu pour laisser croire à un tentative impressionniste réussie et trop bancal pour ne pas y voir une série d’intentions manquées.
Contrefaçon
Ces essais formels modernistes font écho à une autre ouverture que Le Poirier sauvage, de mémoire, inaugure dans l’œuvre du cinéaste : infiltrer le contemporain au sein du récit, en premier lieu celui de la Turquie soumise à une dérive autoritaire depuis le coup d’État manqué du mois de juillet 2016. C’est ici que le film s’avère le plus passionnant : l’habituel romanesque monumental de Ceylan, peu enclin à se confronter aux enjeux prosaïques du « ici et maintenant » et plus à même de disserter sur des « grands sujets » – le couple, le politique, l’art, le temps… — fait de son personnage principal, le produit d’une réalité sociale. Sinan, jeune étudiant en littérature, auteur d’un manuscrit qui n’a pas encore trouvé d’éditeur, quitte Istanbul pour rentrer à Canakkale, site archéologique de la ville antique de Troie et fief familial. En ne faisant pas de son protagoniste un héros positif — il redécouvre sa ville de province avec un regard dédaigneux et hautain — mais plutôt un franc-tireur, le réalisateur prend le contre-pied d’un traditionnel personnage lettré, jeune et romantique. Ceylan distille minutieusement les indices de son portrait : au détour d’une conversation téléphonique, on apprend que les amis de fac de Sinan — par velléité politique ou par simple besoin de travail, l’ambiguïté est de mise — se sont engagés parmi les forces de l’ordre chargées de réprimer violemment les manifestations contre le pouvoir en place. « Tu as bien tapé sur les gauchistes ?» dit peu ou prou le jeune écrivain à son interlocuteur. Replacé dans la trame romanesque ample du film, ce trait cynique cueilli directement sur le flux d’actualité crée un embranchement potentiellement fécond. En convoquant à la fois toutes les dettes littéraires de son cinéma et les figures mythologiques qui le traverse (la chute du père, le fils prodigue, le retour à Ithaque), enracinées dans un contexte socio-historique, Ceylan envisage Le Poirier sauvage comme une œuvre multidimensionnelle, infiniment grande et profondément banale. Cette ambition a même droit à une séquence explicite à la lisière du rêve : Sinan, errant dans les rues de Canakkale, finit par grimper à l’intérieur de la reproduction du Cheval de Troie qui décore la place principale. Personnage-piège pour son entourage ou personnage piégé par son opportunisme ? Sous ses airs angéliques de beau parleur, presque niais, l’ambiguïté morale qu’il ne cesse de dégager en fait un beau héros retors et creusé.
Trop engourdi, le reste du long-métrage n’a pas la même exigence avec les autres personnages. Ce qui s’apparentait à une comédie humaine complexe dans Winter Sleep et Il était une fois en Anatolie vire ici à la galerie pittoresque. En premier lieu, celui du père, forteresse antipathique, muré dans sa rancœur (ancien instituteur qu’on imagine progressiste, il est montré du doigt pour son alcoolisme et ses dettes de jeu dans une communauté de plus en plus rigoriste) est désespérément monolithique. Les retrouvailles douloureuses avec son fils fondent le récit mais le film ne dialectise pas la relation, préférant suivre le parcours cabossé de Sinan pour mieux l’étirer et retomber quoi qu’il arrive sur ses pattes en organisant la rencontre conclusive. Car ces trois heures se structurent in fine plus sur la logique d’un road movie ou de nombreux caractères défilent un à un pour se faire les ventriloques d’une situation donnée (l’ancienne amoureuse de jeunesse sur le point de se marier, l’écrivain local qui vient signer son dernier ouvrage, les vieux attablés à la terrasse d’un café etc.). Ce systématisme culmine dans une séquence éloquente : Sinan croise deux imams – dont les rôles sont parfaitement distribués, l’ancien nostalgique traditionaliste et le jeune réformiste – qu’il accompagne au cours d’une très longue déambulation dans les hauteurs. Outre un montage particulièrement raté (un plan de base, rapproché, d’où proviennent les discussions et une alternance aléatoire de plans lointains censés dynamiser le tout, en vain), la scène se perd dans une logorrhée qui tend à confondre conversation et discours, posant les bases d’un débat sur l’évolution de la religion littéralement plaqué sur le film. La lourdeur du procédé interpelle tant la finesse des dialogues dans les autres films du cinéaste turc sont une des sources de leur virtuosité. Comme s’il s’était attaché à assouplir son cinéma monumentaliste, l’aérer de plusieurs pores, Ceylan ne produit plus que des excroissances. La profondeur souterraine que l’on sent poindre ici et là fait du Poirier sauvage un film toujours remarquable, mais son aspect curieusement relâché le laisse dans l’ombre, en attendant une nouvelle floraison.