Winter Sleep : 3h16. Voilà un programme qui tient apparemment du (début de) marathon festivalier. Et quand on découvre lors du premier plan une silhouette perdue dans les majestueux paysages de Cappadoce, on craint quelque peu de partir pour un long menu de cartes postales contemplatives magnifiant les formations géologiques singulières que le tourisme a poétiquement nommé « cheminées de fées » – alors qu’elles ressemblent avant tout à des phallus de géants. Première fausse piste, car si Ceylan s’appuie sur le paysage à quelques reprises, ces échappées extérieures agiront comme des contrepoints à un film d’intérieur (et d’intériorité), de salons – et avec le cabinet de travail d’Aydin, le personnage principal, comme centre de gravité.
Depuis Les Trois Singes surtout, bien avant pour d’autres, on guette la mauvaise pente que peut prendre le cinéma de Ceylan, celle de la pompe noyée dans la forme – certains n’ayant pas manqué de lui coller l’étiquette de super-auteur-hyper-sérieux, parangon de l’internationale festivalière cannoise. Les détracteurs ne manqueront sans doute pas de voir en Winter Sleep LE film à Palme, par sa longueur, son ambition méditative et formelle. Mais on préfèrera déceler, dans la continuité des promesses d’Il était une fois en Anatolie, une direction intéressante pour le cinéaste, plus aboutie (ou moins inégale), vers un côté joueur, avec des formes de tension qu’il tire habilement de la dilatation de durées qui travaillent aussi bien l’irruption d’un burlesque discret que l’intervention inattendue de la violence – le jet de la pierre sur la vitre au début du film.
Comme d’autres films de Ceylan, Winter Sleep est traversé par d’explicites références littéraires, ici le drame shakespearien sur fond de déchirements multiples et variés (tout ceci se passe beaucoup à l’hôtel Othello, propriété de ce petit « monarque » de province…), aussi, encore et toujours pour le cinéaste turc, Tchekhov et Dostoïevski. Les murs du cabinet de travail d’Aydin regorgent également de signes littéraires et théâtraux. Mais, justement, qui est Aydin ? Lui-même ne semble pas le savoir ; il est notre énigme autant que la sienne. On le découvre cueilleur de champignons et tenancier d’un hôtel de tourisme. On apprend ensuite qu’il est l’héritier d’une belle fortune, mais aussi éditorialiste d’une médiocre feuille de chou. Tandis qu’il a aussi été comédien… Le film est ce trajet du personnage à la fois en lui-même (ce zoom avant, à la fin du prologue, fondant sur sa nuque alors qu’il regarde par la fenêtre) et vers lui-même, rendu à la manière d’une enquête pleine d’opacité pour le spectateur à qui il appartient de dessiner peu à peu les contours de cet être.
Winter Sleep se développe sous le signe du conte peuplés de figures – Aydin étant la seule à n’être pas figée dans un archétype. Ainsi on compte la femme, l’ami, l’ennemi, l’enfant, le religieux, le factotum, l’instituteur, la sœur… Chacun gravite autour de lui et dévoile patiemment une partie de ce personnage insaisissable, éclaté, que la fin réunit en quelqu’un. Le film avance par de longues sessions de dialogues de quinze-vingt minutes, des disputes dans un sens presque médiéval : la disputatio, joute orale explorant une ou des questions morales – le tort, le remords, le pardon, le regret, la vérité, le mensonge. Le jugement et l’humiliation circulent entre les personnages qui tombent sous les coups (essentiellement de la parole), se relèvent, reprennent le bras de fer, retournent l’argument. Aydin et chacun semblent lutter contre cette phrase que l’on entend : « C’est pas une vie que l’on a, c’est une mauvaise pièce. » Quant à Ceylan, il propose ici un théâtre de la cruauté habile et prenant, sachant faire émerger l’émotion tout en étant touché par une étrange drôlerie.