Turquie, années 1970. Dans une salle de classe silencieuse, un maître d’école peine à capter l’attention de ses élèves. Peu concernés par leur cours d’éducation civique, ils préfèrent écouter le doux son de la neige s’écrasant sur les carreaux ou les miaulements d’un chat. En 1997, vingt-six ans avant Les Herbes sèches, Nuri Bilge Ceylan filme déjà l’école comme le lieu où s’exerce la cruauté des enseignants à l’encontre des plus faibles, mais où les puissances du songe suffisent aussi à effacer le caractère coercitif de l’institution. Forcée de réciter un chant patriotique (« Je sacrifie mon sort à celui de la Turquie ») avant d’entrer en classe, Asyie, l’héroïne du film, manifeste comme tous ses camarades un ardent désir d’ailleurs, particulièrement sensible lorsque Ceylan filme les fenêtres de l’établissement : d’abord flou, l’arrière-plan y apparaît progressivement, comme si le regard des enfants parvenait à traverser la vitre. Abolissant peu à peu la séparation entre le dedans (l’espace du savoir) et le dehors (celui de la nature), la première scène de Kasaba est construite sur une dynamique de perméabilité qui atteint son zénith lors de l’irruption soudaine d’un élève retardataire, couvert de neige et transi de froid. Avec lui, c’est tout le hors-champ qui s’infiltre dans la classe : les cliquetis des gouttes tombant de ses chaussettes reproduit le son des flocon au-dehors, tandis que l’eau qui perle sur ses cheveux et le son du poêle plongent Asyie dans une rêverie cotonneuse occupant progressivement toute la bande-son. En se concentrant sur une somme de détails parfois imperceptibles (le rougeoiement des braises, le mouvement d’une plume volant au plafond), Ceylan dilate la séquence afin de restituer le point de vue d’une enfant capable, à force de contempler les petits riens, d’arrêter le cours du temps (cf. le plan final).
Le monde invisible
Cette attention aux perceptions de l’enfance, traçant un sillon commun avec les premiers films de Kiarostami, permet au réalisateur d’atteindre une forme de suspension du sens par accumulation de stimuli visuels et sonores. Une balade printanière en forêt est ainsi l’occasion pour Asyie et son petit frère Alli d’embrasser cette temporalité nouvelle : observant patiemment quelques animaux (une cigogne, un âne et une tortue), ils font l’expérience d’un pur présent, au point « d’oublier l’heure », comme leur mère le leur reprochera à leur retour. Au détriment d’une quelconque logique narrative, le film se met à multiplier les raccords entre des espaces séparés (notamment avec leur cousin Saffet, situé à l’autre bout de la forêt), témoignant de l’unité diffuse d’un territoire en apparence disjoint. L’horizon de la mise en scène consiste alors à mettre au jour les liens invisibles unissant l’être humain à son environnement : l’espace d’un instant, une dimension cachée de la réalité se fait jour, à la fois envoûtante et hostile, comme en témoigne l’élévation d’un mystérieux nuage de fumée dans une clairière, précédée d’un coup de feu. Peuplée de tombes devenues illisibles avec le passage du temps, le forêt prend l’apparence d’un espace magique habité par des esprits, dont la beauté s’avère aussi fascinante que piégeuse.
Contrepoint tragique à la trajectoire de ces enfants, Saffet est quant à lui tiraillé entre l’attachement fusionnel à son village et un désir de partir à l’étranger, qu’il ne parvient pas à satisfaire. Montée en parallèle de l’exploration de la forêt, une scène de fête foraine le montre plusieurs fois en contre-plongée, comme s’il jaillissait du sol, tandis que des vacanciers semblent voler dans les airs au-dessus de sa tête. Lorsqu’il s’enfonce dans les hautes herbes ou s’affale au pied d’un arbre pour fumer, il semble comme aspiré par le sol qui l’a vu naître et ravalé par le décor. En revenant dans son village après son service militaire, le jeune homme s’est enfermé dans une boucle de ressentiment qui explose lors des échanges houleux avec son grand-père et son oncle, au cours d’une séquence de discussion dont la durée (près de 40 minutes pour un film d’1h20) et la violence constituent le premier hommage du cinéaste au théâtre de Tchekhov, d’ailleurs cité au générique comme une inspiration. Filmé depuis le point de vue d’Alli, ce morceau de bravoure, certes un peu démonstratif dans sa volonté d’en imposer par sa longueur, dessine une nette séparation entre les adultes et les enfants : tandis que les uns parlent au lieu de vivre, les autres font l’expérience du monde en silence. C’est d’ailleurs ce qu’un raccord lumineux figurait déjà plus tôt dans le film, lorsque le montage opposait Saffet, surplombé par les attractions foraines, aux deux enfants, filmés en contre-jour dans le reflet d’une mare. Dans l’immensité du ciel, leurs silhouettes noires se découpaient comme si les deux enfants étaient capables de vivre, l’espace d’un instant, une vie en apesanteur.