Révélé par Uzak (2002) à Cannes et magistralement confirmé avec Les Climats (2006), Nuri Bilge Ceylan s’est imposé comme une figure majeure du cinéma contemporain. Structurée autour de thèmes transversaux, son œuvre, en cinq long-métrages, est toutefois marquée par une permanente mutabilité, dont la dernière et non la moindre est l’appropriation de la technologie numérique HD. Du court-métrage Koza (1995) à son dernier film, le réalisateur turc décrit aussi le cheminement d’un affranchi et d’un chercheur ès cinéma exigeant pour le moins difficile à saisir. Une bonne raison pour opérer un retour sur une filmographie passionnante et déjà foisonnante à l’occasion de la sortie de son nouvel opus, Les Trois Singes, primé sur la Croisette en 2008 pour la mise en scène.
Pères, maîtres et cousins : jeux de miroirs
Nuri Bilge Ceylan s’est choisi des figures tutélaires, ou plutôt se sont-elles imposées à lui. Quoi qu’il en soit, le cinéaste turc pratique un cinéma largement et directement citationnel se faisant sous le regard des maîtres du cinéma moderne surtout, contemporain également, mais aussi du père, le sien, Emin Ceylan.
« After the Rain »
Emin, le père, photographié par le fils (série « For My Father »)
Les modernes
Robert Bresson est un maître revendiqué. « Maître à penser » dit-il. À penser le cinéma. C’est particulièrement le cas dans son rapport au traitement sonore. Présent dès le court-métrage Koza, le son est un matériau central et autonome, un élément de narration au même titre que les dialogues ou même l’image. Le son est monté, découpé, fabriqué, il fait l’objet d’une très grande attention ; le cinéaste se montre à son sujet obsessionnel et exigeant à en croire Olivier Dô Hùu, monteur son pour Les Climats (2006). On pourrait dire de Ceylan comme de Bresson (mais aussi de Tati ou Godard) qu’il s’agit d’un cinéma bruitiste tournant le dos à tout réalisme, le son est un indicateur d’atmosphère et de psyché. Et souvent ces deux derniers éléments se trouvent en interaction ; l’humeur de la nature est aussi celle des êtres, qui s’influencent réciproquement.
Chaque film a droit à ses grondements de tonnerre pour évoquer l’inquiétude ou les tourments, à ses bruits d’insectes pour décrire la langueur imposée par une implacable chaleur ou aux sifflements à la fois craintifs et sereins du vent entre les feuilles des arbres. Et Ceylan n’est pas un ingrat, l’hommage au maître est franc et appuyé. L’épisode de l’âne dans Kasaba est une citation précise d’Au hasard Balthazar ; un face à face entre un enfant et l’animal traité en champ-contre champ, les yeux dans les yeux. Fragile innocence d’une enfance guettée par la corruption, c’est ce qu’indiquera la suite du film et le prolongement que constitue Nuages de mai. D’une manière générale, il est étonnant de constater à quel point Ceylan procède au réinvestissement et à la relecture de la modernité, et dans ce panthéon figurent sans aucun doute Antonioni et Rossellini, surtout lorsqu’il s’agit d’autopsier les rapports humains à l’aune de leur environnement.
Cousins d’Occident et d’Orient
S’il dit avec malice que « tous (ses) films sont des fictions, même (s’il) joue dedans », il s’agit de signaler, avec plus ou moins de bonne foi, qu’il joue davantage avec l’autobiographie qu’il ne la pratique vraiment. De Nuages de mai (1999) à Uzak, le cinéaste « prête » son personnage de fils sur le retour et de Stambouliote ombrageux à Muzaffer Özdemir, un ami architecte, comédien non professionnel. Cinéaste ou photographe, la deuxième activité de Nuri Bilge Ceylan, il partage bien des choses avec cet alter ego à l’écran. Si le réalisateur endosse le rôle principal dans Les Climats avec son épouse Ebru, c’est avec un art certain du contre-pied du point de vue autobiographique. Chronique d’un désamour et autoportrait en artiste peu aimable, chaque plan qui contient son épouse est pourtant un acte d’amour, une déclaration enflammée et éclatante. Certains ont voulu en faire un Nanni Moretti des rives du Bosphore, mais s’ils partagent effectivement un humour grinçant et un goût pour l’autodérision, une tendance à faire résonner le privé, un côté atrabilaire ou misanthrope ; il est difficile de pousser la comparaison beaucoup plus loin. Moretti serait plutôt un cousin avec lequel il aurait tissé des affinités.
Au sein du carrefour culturel turc, Ceylan penche largement vers des valeurs occidentales. Si son premier long-métrage s’ouvre sur des notes musicales métissées, un jazz orientalisant, son cinéma est baigné par les notes des maîtres de la musique occidentale ; Bach avant tout, mais aussi Schubert, ou encore Mozart qui rythme superbement la mélancolie d’Uzak. Pourtant, il ne tourne pas le dos à l’Orient, et Kiarostami semble convoqué dans Kasaba ou Nuages de mai. Parmi les personnages qui peuplent ces deux films, on trouve un petit cousin, Ali, que l’on découvre à l’école hurlant sa foi en la Turquie et en Atatürk. Ce dernier est souvent pris dans des déambulations prenant la forme de contes philosophiques et moraux, micro récits poétiques semblables à des miniatures orientales, très vraisemblablement marqués par les films de jeunesse de l’Iranien, particulièrement Récréation, Le Pain et la rue, ou encore Le Passager et Où est la maison de mon ami ? Dans Nuages de mai, Ali doit pendant quarante jours garder un œuf intact dans sa poche, en échange de quoi il obtiendra la montre musicale dont il rêve. De retour de l’école, il est sommé par une vieille femme de déposer un lourd panier de tomates. Dévié de sa trajectoire initiale, l’enfant casse son œuf en se penchant et se voit obligé d’en voler un pour obtenir sa récompense. Voilà un synopsis qui ne dépareillerait pas dans la filmographie de Kiarostami.
Fils de deux pères
Au-delà de ces influences, Ceylan possède non pas un père, mais deux. L’un biologique, Emin, l’autre cinématographique, Tarkovski. À tous deux il voue un véritable culte. Ces deux figures, la mère bien présente est toutefois plus en retrait, occupent, pour ne pas dire envahissent, Koza, Kasaba et Nuages de mai. Ces trois films forment un réseau organisé autour de l’autobiographie poétique de Tarkovski : Le Miroir. Les deux premiers constituent un portrait de famille subjectif et onirique. Drôle de coïncidence. Ou plutôt non. Il s’agit d’une part, comme pour le cinéaste russe, de trouver les moyens cinématographiques pour retranscrire les sensations de sa propre enfance : lieu d’origine, impressions, sons et textures. À ce titre, le jeune Ali est vraisemblablement une projection du réalisateur enfant. Spatialement, cette trilogie dispose d’un centre de gravité matérialisé par une petite clairière, micro cosmos dont le père est l’ordonnateur. Le Miroir est aussi marqué par ce rapport au lieu d’origine. La caméra revient souvent au seuil d’un sous-bois épais et mystérieux, avant que le plan final n’adopte le point de vue inversé, de l’intérieur de la forêt.
« Nuages de mai »
Fatma, la mère du réalisateur, et le jeune cousin Ali dans la clairière, lieu d’origine et centre de gravité dont l’ordonnancement revient au père
D’autre part, ces films se font sous les auspices de la parole du père. Dans Le Miroir, le fils met en image la poésie d’Arseni, le père. Le scénario de Kasaba est quant à lui tiré d’une nouvelle d’Emin. Dans le cas de Tarkovski et de Ceylan, tout repose sur la parole paternelle en présence de la mère ; les pères parlent et prennent en charge un récit que les fils imag(in)ent. Au cours de la veillée au cœur de ce lieu originel protecteur et circulaire, métaphore maternelle évidente, Emin fait le récit de l’origine des civilisations avant de glisser vers les siennes, donc celles de Nuri. Le lien narratif, au sens large, entre Tarkovski et Ceylan est donc extrêmement ténu, beaucoup plus évident est celui d’ordre esthétique. Les citations visuelles sont si nombreuses que l’on peut parler d’imitation, élément sur lequel nous reviendrons plus tard : chiens errants dans les rues vides, paysages neigeux maussades magnifiés, insistance sur des motifs récurrents (eau, feu, nature, terre), cette manière de mettre les corps au contact des éléments et de la terre… Inutile d’être exhaustif ici, il convient simplement de constater que Ceylan est un cinéaste qui débute sous une double tutelle paternelle.
Cheminements d’un affranchi
Premier retour réflexif
Après les « essais tarkovskiens », Nuages de mai s’avère un premier film-charnière par son dispositif réflexif. Ceci prend la forme d’un regard critique sur ceux antérieurs et une projection vers les œuvres suivantes. On retrouve les protagonistes des films précédents, le père en premier lieu ; ce dernier s’acharne à conserver le terrain et la forêt, qui contiennent la petite clairière, dont il s’occupe depuis toujours. Arrive le fils stambouliote (Muzaffer Özdemir) qui vient préparer un film. Ils sont accompagnés de la mère, du cousin (Mehmet Emin Toprak, véritablement cousin du réalisateur, acteur dans tous ses films jusqu’à son décès prématuré peu après Uzak) provincial désœuvré taraudé par l’idée de partir pour la capitale et du jeune garçon Ali. Délaissant le noir et blanc charbonneux et contrasté de Kasaba, Ceylan passe ici à la couleur avec une photographie élégante et variable comme le printemps, tantôt solaire, tantôt contrastée et travaillée par les gris. On retrouve des lieux et des visages désormais bien connus, des séquences élégiaques et poétiques, des motifs récurrents. Mais s’opère, à mesure que le film progresse, un effet de distanciation. Notamment par la présence d’une double instance caméra ; celle du fils de retour et celle de Nuri qui englobe le film dans le film.
Lors d’une séquence émouvante, Muzaffer montre ses vidéos à ses parents, s’organise alors un amusant et nostalgique face à face entre le père, la mère et leur propre représentation filmique. Le statut de l’image est ici plus hésitant entre saynètes poétiques, dispositif frôlant l’entretien ou le documentaire et film dans le film. Après une première phase de repérage, le fils revient avec le matériel et un assistant, ceci prend la forme d’une invasion cinématographique, de l’artifice, qui ne manque pas d’introduire un dysfonctionnement. Le fils devient irritable, le fait de poser un regard semble porteur d’un jugement de valeur, notamment à l’encontre de ce cousin des champs mal dégrossis, mais aussi du père qui « use » de la pellicule en faisant tout de travers. Si ce film est sa vie, ce n’est pas celle de son père qui réside dans ses arbres menacés par les autorités. C’est aussi le moment où l’on comprend que Nuages de mai retrace la genèse et le tournage de Kasaba. Sans tomber dans le psychodrame familial, il s’agit d’un film grinçant sur un fils qui fait la douloureuse expérience du fait d’être devenu Autre ; le fait de filmer les siens sous la contrainte de la lourde machine du 7e art tourne presque à l’hypocrisie et à l’aporie cinématographiques. Il ne fait aucun doute que Nuages de mai s’avère être le tremplin vers d’autres chemins cinématographiques et d’autres questionnements existentiels, non sans un dernier regard ému vers le père et le lieu d’origine.
Uzak ou l’éloignement des pères
Présente dans Kasaba et surtout formulée dans Nuages de mai par l’intermédiaire du cousin, la dynamique centrifuge est effective dans Uzak. Il n’y a pas plus limpide que le premier plan du film. Un cadrage d’ensemble présente un village accroché à une colline au pied de laquelle se trouve une couche neigeuse. Dans la continuité de ce plan séquence (environ 2 minutes 30), une silhouette progresse difficilement dans l’étendue blanche. Il disparaît derrière le talus et réapparaît en plan américain avant de sortir du cadre. La caméra s’attarde sur le paysage, comme pour l’inscrire une dernière fois, avant de rejoindre Yusuf. Il s’agit évidemment du fameux cousin mis en garde à la fin du film précédent. Il est cette fois et pour de bon en partance vers Istanbul. Il fait signe de la main au bus, ce dernier ralentit. Écran noir, générique : Uzak, qui signifie « loin ».
Ce film, celui de la reconnaissance pour Ceylan, est entièrement basé sur une distance géographique qui se matérialise par celle, impossible à combler, mentale et culturelle, entre les êtres. Cette distance entre le citadin maussade et le provincial lourdaud installe une incommunicabilité, et bientôt une impossibilité de cohabiter dans le même espace. Ceci est matérialisé à l’image par deux stratégies visuelles qui servent à créer cette dissociation entre les êtres. En utilisant à plein la profondeur de champ, le cadre est très hiérarchisé entre le net, proche, et le flou, lointain. Aussi lorsque les deux protagonistes se trouvent avec netteté dans le même plan, ils sont placés dans des espaces dissociés et cloisonnés. La scène la plus significative est sans conteste lorsque Mahmut se trouve à son bureau, comme toujours désœuvré, alors que Yusuf fume une cigarette sur le balcon, à l’extérieur. Tout en étant dans le même cadre, ils n’occupent pas le même espace : Uzak.
Plutôt qu’un décentrement, il s’agit d’un recentrement géographique, mental et cinématographique. La lointaine Anatolie familiale est certes la terre d’origine, celle du père, elle n’en est pas moins une terre étrangère ; Istanbul est son terrain, Ceylan et son alter ego Mahmut jouent ici à domicile. Uzak ne tourne pas autour de la figure paternelle qui est l’objet et le centre de gravité des trois films précédents. S’il réapparaît avec sa mère pour une savoureuse scène dans Les Climats, Ceylan semble ici couper le cordon cinématographique qui le reliait à son père. Ce culte du père ne s’arrête pourtant pas là, mais il est désormais mené avec un autre médium. Un travail photographique mené avec son épouse Ebru a en effet été réalisé entre 2006 et 2008 avec la série « For My Father » (http://www.nuribilgeceylan.com/photography/formyfather1.php). On y retrouve les lieux parcourus avec la caméra quelques années plus tôt, les bois et la fameuse clairière, d’autres également. Belles et sereines, travaillées par une mélancolie inquiète, ces photographies scrutent le travail du temps sur le corps, et surtout un visage minéral plein d’aspérités.
Aussi, si Tarkovski ne disparaît pas dans Uzak, on peut considérer que l’on assiste au meurtre symbolique de ce père en cinéma. Lors d’un repas, Mahmut, revenu de tout et désabusé, est taquiné par ses amis qui lui déclarent qu’il « voulait faire des films comme Tarkovski ». Au cours du film, on entend retentir Andreï Roublev hors champ et l’on retrouve plus tard Mahmut affalé devant Le Miroir, dont la bande-son est raccordée à la scène suivante. Ce meurtre prend une tournure cocasse plus tôt dans le film lorsque les cousins regardent Stalker à la télévision (la scène de la draisine, au moment où le trio entre dans la zone). Vaincu par l’ennui et Tarkovski, Yusuf prend la direction de sa chambre, au grand soulagement de Mahmut qui en profite pour se mettre un porno. Outre l’aspect grotesque et comique de cette scène, le cinéaste russe est avant tout convoqué pour servir le propos du film, c’est à dire un marqueur de distance culturelle entre Mahmut et Yusuf. Et au-delà, s’il ne s’agit pas de répudier Tarkovski, il est assez clair que Ceylan renonce à l’imitation et s’en tiendra désormais à la citation, à l’inspiration et au dialogue avec ce père de cinéma. On pourrait considérer que sa filmographie atteint désormais un âge adulte, ceci avant d’entrer dans un nouvel âge, celui du numérique.
Explorateur numérique de l’âme humaine
Après la trilogie familiale inaugurale, il est évident qu’Uzak marque un tournant esthétique ouvrant lui-même de nouveaux questionnements autour de l’Être, de la distance entre les êtres, ainsi qu’en eux-mêmes. Avec Les Climats, Ceylan s’empare avec gourmandise et panache des possibilités de la technologie numérique HD pour poursuivre ce dessein : s’approcher, au plus près, de l’intériorité divisée et fracturée de l’âme humaine. Comme le Chinois Jia Zhang-ke entre autres, Ceylan, loin de subir l’évolution technologique, se l’approprie. Et il est remarquable de constater à quel point son cinéma a gagné en autonomie et en indépendance ; il y a un avant et un après numérique pour le Stambouliote.
Paysages et saisons des êtres
Entre un été solaire au bord de la mer, un automne maussade à Istanbul et un hiver neigeux dans l’est de la Turquie, son quatrième long-métrage est une chronique saisonnière du désamour entre Isa (Nuri Bilge Ceylan) et Bahar (Ebru Ceylan, son épouse à la ville). Les Climats atteint des sommets de plasticité visuelle entretenus par des textures sonores toujours plus développées et précises, ces dernières s’imposent comme un véritable guide narratif pour les données visuelles et psychologiques. La caméra de Gökhan Tiryaki rend avec puissance les contours incertains des personnages et de cette relation en suspens. Entre maîtrise de la netteté et jeux sur le flou, déjà remarquables dans Uzak mais approfondis ici, le champ est plus hiérarchisé encore ; personnages dans un même cadre mais ne semblant pas être en présence. À cet égard, la première séquence parmi les ruines d’un temple évoque les plus beaux plans de Bergman dans Persona.
Bahar (Ebru Ceylan)
Un visage parmi les ruines d’un temple et d’un couple
La caméra scrute ces états intérieurs qui, tout autant qu’ils sont soumis aux passages des saisons, semblent infléchir ces derniers. Ceylan fait montre d’un véritable génie de la captation des infimes variations sur les visages. C’est le cas de la scène d’ouverture, lorsque Bahar passe d’un sourire amusé devant la chute d’Isa à une soudaine gravité avant que les larmes ne lui viennent. Scène inoubliable également sur la plage, lorsque la sueur perle sur le visage, et quel visage ! de Bahar, telle une madone transpirant des larmes. Dans Les Climats plus qu’auparavant, les visages sont des surfaces que Ceylan traite à la fois en archéologue et en plasticien de l’intériorité des êtres. Cette nouvelle voie ne peut être tenue pour une dérive maniériste dans la mesure où un étonnant équilibre entre sophistication et épure est obtenu. De plus, cette esthétique est toujours, sans exception, au service du récit et d’un sens ; le cinéaste ne tombe jamais dans une belle et vaine imagerie.
Peintre de l’âme
Les Trois Singes n’est en rien une œuvre de la continuité, elle constitue même à bien des égards un nouveau virage. Si son épouse Ebru et son ami Ercan Kecal (qui interprète aussi le personnage de l’homme politique) ont participé à l’écriture du scénario, ni lui, ni sa famille au sens large ne sont à l’image. Toujours au moins à la lisière de l’autobiographie jusqu’alors, le film s’éloigne de cela et s’avère un récit très élaboré que l’on pourrait qualifier de drame familial. Il n’est plus question d’un fils sur le retour ou des aventures d’un lettré misanthrope stambouliote. Un homme politique en campagne électorale renverse un passant ; contre une rétribution, il parvient à convaincre son chauffeur de s’accuser à sa place. Le film explore la dislocation d’une famille (la femme et le fils, puis le père lorsqu’il est de retour au foyer après sa peine) qui joue dangereusement aux trois singes (ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire). Toujours malicieux et aimant se glisser dans les interstices du sens, Ceylan tire cela de Confusius où « les trois singes ont une signification positive qui représente la sagesse : ne pas entendre le mal, ne pas le voir, ne pas en parler ».
Mari et femme
Un ciel tourmenté qui semble s’abattre sur des personnages qui ne le sont pas moins
La continuité pourrait résider par le fait que Les Trois Singes est tourné avec la même caméra, toujours dirigée, alors que Ceylan n’est pas à l’image comme dans Les Climats, par Gökhan Tiryaki. Et bien non. Prenant acte des progrès de l’étalonnage en postproduction, le traitement de l’image explore plus encore les possibilités technologiques du numérique. « Vous décidez que les coins seront plus sombres, que les noirs seront plus denses dans telles parties du cadre, etc. On peut ainsi retoucher chaque plan comme si on peignait un tableau. » Ainsi on peut rapprocher Ceylan d’un compositeur d’images, allant jusqu’à ajouter une ombre qui n’existait pas au tournage. Il associe cette possibilité au fait de pouvoir toujours plus explorer et faire émerger la psyché des personnages, incessante quête d’un cinéaste qui aimerait porter le cinéma au niveau de la littérature en général et de Dostoïevski en particulier sur ce point. « On y parviendra peut-être un jour. Ce qui m’intéresse, c’est de tenter de comprendre ce qui se produit au plus profond de la nature humaine. » Il résulte de ce travail pictural une étonnante texture et densité de l’image, dont le lien de parenté avec son travail photographique s’impose avec évidence. La clarté réside en une lumière abrasive et irradiante ; les teintes sombres (le gris et le noir sont peut être les personnages principaux du film) sont épaisses et menaçantes, et semblent devoir s’abattre sur les protagonistes du drame. La caméra guette la moindre aspérité sur des visages dont la peau minéralisée prend parfois même des airs métalliques. Approfondissant les jalons posés dans Les Climats, les chairs et l’espace entrent parfois en dilatation, dans un état de flottement et d’apesanteur, comme dématérialisés dans des plans qui tendent vers l’abstraction et une radicalité plastique.
Ceylan emprunte avec Les Trois Singes une direction qui pourra perturber et même rebuter ses plus fidèles admirateurs. « Je me compare à un caméléon » dit-il. Comment lui donner tort ? D’abord marquée, peut-être bien inhibée, par la tutelle des pères, sa filmographie, depuis Nuages de mai et plus encore Uzak, prend un air de liberté qui en fait un passionnant explorateur des possibles cinématographiques, projetée aujourd’hui avec le numérique vers l’avenir d’un médium dont il dit qu’il est encore jeune. Difficile de ne pas le suivre sur cette voie, et de ne pas attendre fébrilement le prochain opus.