Comme l’indiquait le titre de son précédent film – et ce que la séquence d’introduction de ce Winter Sleep vient confirmer – Nuri Bilge Ceylan tire de plus en plus ouvertement son cinéma vers le conte, qui tiendrait à la fois office de fable morale et philosophique. Ici, la mécanique est lancée par le jet de pierre d’un enfant sur la camionnette d’Aydin, comédien à la retraite et propriétaire bien établi sur les terres d’Anatolie. Aydin est une sorte de reclus qui s’affaire aux choses de l’esprit : l’hôtel qui lui appartient est une forteresse encastrée dans les montagnes, du haut de laquelle il contemple le petit spectacle d’une humanité en proie à des préoccupations terre-à-terre (payer son loyer, laver l’affront de cette fenêtre brisée par un enfant, s’accorder les bonnes faveurs du propriétaire qu’il est). Le point de départ du film prend les atours d’un cas de conscience – l’enfant en question étant donc le fils d’un locataire mauvais payeur – qui s’articule autour d’un dilemme moral : faut-il laisser passer cet incident et le mettre sur le compte de la fougue de la jeunesse ? Ou au contraire en profiter pour enfoncer le clou ?
Postures et positionnements
La neutralité supposée d’Aydin – en vérité son refus de choisir – dresse alors le portrait d’un homme retiré des basses affaires du monde, dont il laisse la charge à son homme de main, préférant s’offrir bonne conscience en poussant son coup de gueule hebdomadaire sur des sujets plus dignes pour l’édito de la feuille de chou du coin. Mais si Ceylan fait mine, en y revenant à plusieurs reprises, de s’intéresser à ce cas de conscience (le problème éthique posé, les intrications entre possédant et débiteur, l’image renvoyée par cette situation et la position dans laquelle elle met les personnages), c’est pour mieux s’en affranchir. Non, c’est la conscience elle-même avec un grand « C », que le réalisateur se pique de vouloir filmer, en de longues joutes verbales mettant aux prises Aydin et sa jeune épouse délaissée, sa sœur aigrie, son homme de main, un instituteur, un religieux…
Le récit, décrit tel quel, porte en son sein une suffisance assumée et affirmée, à mesure que se dévoile la misanthropie d’Aydin, dont l’un des plans de la séquence d’introduction nous propose, ni plus ni moins, d’entrer à l’intérieur de sa psyché. Sur la base de ce point de vue offert au spectateur, tout n’est plus alors affaire que de postures – affaire qui regarde aussi bien les personnages que le metteur en scène. En termes de positionnement, il n’est pas anodin de constater par exemple que la parole, virevoltante et foisonnante, se trouve ici être le refuge des plus bas instincts quand l’écrit représente une mise au travail, le projet noble de toute une vie.
L’Olympe dans la fange
Si tout ce programme rappelle, par sa valeur de fable absurde de l’existence et son organisation géographique le minimalisme du Château de Kafka (l’hôtel situé dans une Olympe brumeuse et difficilement accessible/le village en contrebas noyé dans la fange), ces successives prises de hauteur révèlent, à travers la plupart des éléments du film, le désir de faire œuvre de grande ampleur et d’autorité. La durée du métrage (3h16) impressionne avant même d’avoir mis un pied dans la salle, principe qui se déploie à l’intérieur même du récit, qui avance par blocs-séquence imposants, peuplés de tunnels d’échanges comme autant de saillies dévastatrices. Faire face à ces ensembles asphyxiants, dont l’échelle macroscopique prend la forme d’un rébus à déchiffrer – les multiples facettes d’Aydin – s’avère être, à y regarder de plus près, moins éblouissant qu’il n’y paraît.
Car, à vouloir nourrir les dialogues d’une richesse rhétorique tétanisante (sous-entendus, références littéraires, réflexions sur des « grands » sujets tel que le Bien et le Mal), Ceylan se conforme à une espèce d’ersatz de virtuosité, reflet qu’il se fait d’une œuvre sérieuse et importante, et que l’on retrouve dans la mise en scène : cadres magistralement composés, lumière très soignée, habileté tranquille du montage, en forme de petit manuel de maîtrise formelle. En mimant de la complexité là où il ne fait que tourner autour du pot, en martelant des tunnels de dialogues à une vitesse censée empêcher la respiration du spectateur, qui ne peut que s’agripper à ce rythme comme à une bouée de sauvetage, Ceylan peine pourtant à masquer que toutes les cartes sont distribuées d’avance (de ce point de vue, seule la première heure du film fait illusion). Que les salauds sont des salauds, que les riches sont lâches, que les pauvres sont dignes même s’ils sont obséquieux ou fiers, que l’humain est complexe et multiple, que la communication entre les êtres, c’est pas facile. Au sein de ce brassage très large, pas étonnant que beaucoup de monde – y compris un jury cannois – puisse faire son marché.