De Bob Dylan, Martin Scorsese a déjà dit beaucoup dans No Direction Home, fresque documentaire de plus de trois heures qui retrace l’ascension du songwriter de sa jeunesse à son accident de moto en 1966. Second acte également composé d’images d’archives et de témoignages passés ou contemporains, Rolling Thunder Revue retrouve l’icône folk neuf ans plus tard, au début de la tournée du même nom à l’automne 1975. De ce prolongement naît une première impasse lorsque Dylan avoue ne rien se souvenir de cette tournée qui était, selon lui, « about nothing ». Impasse récurrente chez Scorsese, dont les figures de sa filmographie récente, qu’elles soient historiques, inspirées de personnes réelles ou purement fictionnelles, finissent toujours par buter sur une image – souvent la leur. C’est l’image-souvenir que Teddy Daniels tente d’oublier dans Shutter Island, l’image du Christ douloureusement piétinée par le prêtre de Silence ou la publicité dans laquelle Jordan Belfort finit par se faire arrêter dans Le Loup de Wall Street. Comme eux, Dylan bute à son tour sur les images déterrées – dont celles qu’il a lui-même tournées –, pour ce documentaire qui prend autant la forme d’un assemblage de souvenirs épars que d’une reconstitution fantasmée et délibérément mensongère d’un épisode-clef de sa vie. C’est que dans Rolling Thunder Revue, les images d’archives sont immédiatement détournées par plusieurs faux témoignages qui se mêlent à ceux de protagonistes ayant réellement participé à cette tournée américaine, sans que l’hétérogénéité de leur cohabitation ne soit clarifiée. Martin Von Haselberg incarne par exemple un cinéaste fictif nommé Stefan Von Dorp, qui prétend être l’auteur d’un film sur le chanteur dont les images proviennent en réalité du docu-fiction Renaldo and Clara, réalisé par Dylan en 1975. Plus tard, Sharon Stone dit avoir croisé la route de Dylan, photos d’archives à l’appui, mais il n’en est rien (celles-ci ont été retouchées numériquement). Même constat pour le promoteur fictif de la tournée campé par James Gianopulos (qui n’était qu’un étudiant à l’époque) ou pour l’Indien qui croise la route du chanteur dans la seconde partie du film (celui-ci l’a bien rencontré, mais à un tout autre moment). En guise d’avertissement, un extrait d’Escamotage d’une femme au théâtre Robert-Houdin de Georges Méliès annonçait la couleur en ouvrant le film : tout est possible à l’aide d’une coupe, d’un effet ou d’un bon storytelling – une femme disparaît pour mieux réapparaître chez Méliès, tandis qu’un mensonge semble véridique chez Scorsese.
Almost famous
Contrairement à No Direction Home, il ne s’agit pas seulement ici de garnir les images d’archives de témoignages apportant un éclairage, mais d’en extraire directement le suc autofictionnel. Le film privilégie paradoxalement la source à son commentaire, et préfère disséquer la fiction nichée dans les images d’origine plutôt que d’y greffer une hagiographie. Le cirque mensonger qui accompagne les images d’archives n’est ainsi rendu possible que parce le tour en est déjà un. En génie discret du show, Dylan s’y met en scène et prolonge son personnage d’éphèbe mystique en coulisses ou sur la route, perpétuant le spectacle après le dernier rappel dans la lignée des anti-héros des Infiltrés ou de La Valse des pantins, qui jouent tous un rôle à temps plein. Il se grime en clown triste et le voilà raccordé à celui des Enfants du Paradis, dont la silhouette surgit entre deux coupes comme une réminiscence cinéphile, inspiration réelle du maquillage du chanteur (qui n’est pas le leader du groupe Kiss, contrairement à ce qu’un faux témoignage laisse penser dans un premier temps). Dylan, qui décide par la suite de porter un masque sur scène en plus de ce maquillage, finit par comparer sa tournée circassienne à celle d’une troupe de la commedia dell’arte dans l’Italie du XVIème siècle, scellant ainsi l’hommage rendu au monde du spectacle et des illusionnistes.
Si Rolling Thunder Revue va jusqu’à prendre une dimension historique quand il montre les répliques des Pères fondateurs, des présidents ou d’Indiens exposées dans un musée de cire, symboles d’une Amérique façonnée par son goût pour la tall tale, il est aussi guidé par une alternance entre pause et accélération, cadence essentielle du cinéma de Martin Scorsese. Les scènes de concert, qui respectent la continuité des morceaux et optent, contrairement aux autres séquences, pour un nombre limité de coupes, se révèlent les temps faibles d’un récit motivé par les déplacements qu’implique le principe même de la tournée. Ici, le principe n’est pas de se déplacer afin de pouvoir chanter, mais de se donner justement sur scène pour reprendre la route, par goût pour le voyage. Ce périple « about nothing » s’arrête ainsi pour mieux repartir de l’avant lorsque Bob Dylan et Allen Ginsberg se recueillent, à mi-chemin, sur la tombe de Jack Kerouac, dont le roman Sur la route est devenu l’étendard de cette itinérance. Par ailleurs, c’est après sa rencontre avec Rubin « Hurricane » Carter, boxeur et showman afro-américain injustement emprisonné et immobilisé derrière les barreaux de sa cellule, que Dylan renoue avec une veine militante qu’il avait délaissée. De sorte qu’après cette « revue » cathartique, Bob Dylan ne s’éloignera plus de la scène, moins par amour de la dépense et de la communion avec son public que par attrait pour une aventure continuellement relancée par l’appel d’une nouvelle destination. À l’instar des personnages de Scorsese, qui ne peuvent tenir en place tant qu’ils n’ont pas un pied en prison ou dans la tombe, Bob Dylan partage avec le cinéaste cette même addiction au mouvement : depuis 1975, les deux n’ont jamais cessé de tourner.