Kitsch volontaire, perversité des rapports humains, fusion démonstrative du réel et de l’imaginaire… Drôle de réalisateur que François Ozon. Cynique ou sincère ? Roublard ou maladroit ? On n’arrivera jamais à se décider. La rédaction essaie quand même de trancher.
[POUR] L’Angel d’Ozon est une féministe en puissance (par Marie Bigorie)
C’est bien connu, François Ozon déteste les femmes. D’ailleurs, Huit femmes à huis clos, n’était-ce pas déjà un peu trop ? Mais oui, il les déteste. Il passe son temps à les filmer. Et pour un dernier film, François Ozon le misogyne rempile. Il a choisi pour héroïne éponyme une jeune écrivaine portant le doux nom d’Angel (la délicieuse et prometteuse Romola Garai). Angel ou l’histoire de l’ascension et de la déchéance d’une femme surprenante sous l’Angleterre edwardienne. Alors cessons de tergiverser sur la supposée misogynie du cinéaste puisqu’on vous dit que l’Angel d’Ozon est une féministe en puissance.
Amour, Gloire et Beauté ? Non, ce n’est pas le 26e épisode de votre série préférée. Ce pourrait être le synopsis (raccourci) du dernier film de François Ozon. Amour, Gloire, Beauté… et après ? Car c’est cet « après » qui intéresse de très près François Ozon. La jeune Angel Deverell écrit. Elle a de l’ambition et de l’imagination. Fille d’épicier, elle songe, entre deux lignes de compositions lyrico-littéraire à l’eau plus que rose, à quitter la petite ville natale de Norley, laide, morne, grise, qui ne sied guère à ses rêves de grandeur. Et Angel est au septième ciel lorsqu’un éditeur londonien se décide à publier telle quelle sa prose. Elle était déjà belle, elle devint célèbre. Bien sûr, comme dans tout roman d‘apprentissage à la Jane Austen, elle rencontrera sous un bel arc-en-ciel l’amour en Esmé, son contraire et son alter ego, jeune peintre ignoré et écorché vif dont les noirceurs bilieuses risquent fort d’assombrir les rêveries éthérées de l’héroïne.
Désir ? Rêve ? Illusion ou désillusion ? Ozon a le goût de la provocation. En digne héritière de Sissi Impératrice d’Autriche et de Scarlett O’Hara, son Angel écrit nue, le postérieur joliment encadré par les entretoises d’une chaise, ou se pavane dans son château dignement nommé Paradise House. Un manoir dont l’apparat baroque n’aurait pas déplu à l’excentrique Louis II de Bavière. Sissi-Scarlett en jette plein la vue. Insupportable, elle horripile tout autant qu’elle fascine. Fondus enchaînés très prononcés, prolifération de surcadrages, chevauchements téléfilmiques d’images : peut-on avaler goulûment de telles mièvreries? L’habile Ozon assume la vulgarité de son héroïne et derrière une mise en scène volontairement alourdie dresse un portrait bien plus alambiqué qu’il n’y paraît. Célèbre et indépendante, Angel s’assume tout autant qu’elle peut subvenir, en ce début de XXe siècle, aux besoins de son époux. L’impudeur du personnage cache une pudeur refoulée et la complexité d’une sexualité mal identifiée. Frigide, Angel ? Son omniprésence charnelle à l’écran ne fait que souligner, dans certains plans, ce regard qui se perd et divague. En deux coups de pinceau, Esmé l’aimé fige le visage de la dulcinée, débarrassé de toute beauté académique, dans une sorte de préfiguration du cubisme et de déconstruction abstraite. Pied de nez au classicisme. L’incandescence de sa robe rouge grenat n’est sans doute qu’une traînée de sang sur un sol lisse et brillant. Car le mélo est inséparable du drame. Mort, deuil et solitude.
La préciosité kitsch est-elle un masque ? Angel est l’histoire d’une dégénérescence, l’histoire de la corruption par le vécu d’une vie rêvée. Angel n’est pas un film binaire, Ozon n’oppose pas mécaniquement le beau au laid, le sublime au vil et au populaire. L’étrangeté du film réside dans l’imbrication d’une vulgarité ostentatoire et d’une certaine forme de suggestion. Sous les couches de taffetas, Ozon introduit dans ses plans des signes annonciateurs de drame ou révélateurs d’une complexité psychologique. Comme une réminiscence de Max Ophuls, il cherche une vérité dans l’artificialité. Mélodrame aux accents tragiques, Angel revendique son prosaïsme pour mieux ébrécher le pouvoir despotique de l’Idéal et de la soif d’Absolu. Auscultant les rapports ambivalents entre l’inspiration, le processus de création et la réception de l’œuvre, le film d’Ozon se double d’une réflexion esthétique. Face à Esmé, artiste maudit, Angel est-elle condamnable parce qu’elle a connu son heure de gloire en écrivant les pires niaiseries ? L’art est-il une affaire de (bon ou de mauvais) goût ? Reste quelque chose de fascinant dans la frénésie créative d’Angel. Par-delà le jugement posthume, Ozon interroge, comme l’éditeur d’Angel, le mécanisme de fascination et « ce pouvoir d’imagination qui peut toucher les gens ».
[CONTRE] Ozon le mal-nommé reste le prince de la fausse audace (par Raphaël Lefèvre)
Dans Le Temps qui reste, bien qu’échouant à fondre ses enjeux dans une forme, le golden boy du jeune cinéma français donnait l’impression de parler enfin avec… – avec quoi, d’ailleurs ? Les tripes, le cœur ? Ce serait trop dire. Disons que, paraissant avoir envie de se mettre en question, il ne se contentait plus du trash poli, de la désuétude amusée, des fantasmes surfaits qui avaient fait sa réputation. Renouant ici avec la veine vitriolée de son cinéma, opposant à l’intimisme français contemporain les fastes amidonnés de l’Angleterre post-victorienne, Ozon n’en prolonge pas moins cette réflexion sur lui-même et, en l’occurrence, son statut de créateur mû par un goût du mélo et des formes populaires. Pour quel résultat ? Un vague post-modernisme glacé aussi vain que désagréable.
Adaptation d’un roman d’Elizabeth Taylor (non, pas celle-là, une autre), Angel est la chronique ambiguë de la grandeur et décadence d’une jeune écrivaine fantasque et arrogante dans l’Angleterre du début du XXe : Angel Deverell (Romola Garai, aperçue dans Scoop) déborde d’imagination et possède un don prodigieux pour décrire, dans ses romans à l’eau de rose, les choses de la vie dont elle ne connaît rien. C’est surtout une fieffée pimbêche, égocentrique et manipulatrice, arriviste et sans-gêne, qui s’entête à ne voir du monde que le beau, le romanesque, le romantique. Amoureuse d’Esmé Howe-Nevinson (Michael Fassbender, dont le patronyme ainsi que l’allure de beau gosse de soap opera ont dû faire tomber Ozon en pâmoison), un peintre plutôt porté sur les noires réalités de la société industrielle, elle lui ment effrontément pour s’attirer ses faveurs. Bien qu’Angel représente tout ce qu’il exècre, Esmé cède à son charme paradoxal, et passe de la fierté intransigeante de l’artiste fauché à la déchéance la plus totale.
Il faut admettre que, malgré le jeu sans surprise de l’actrice, se joue quelque chose de fort dans le caractère entier, sans compromis, d’Angel. Plus que son côté « chien populaire dans un jeu de quilles bourgeoises » (la critique sociale du film est assez convenue), c’est son obstination dans le déni de réalité qui marque : Angel n’a pas idée à quel point elle pourrit son entourage. Le film organise donc une contamination de sa vision rose bonbon par des touches de réalité vulgaire, les deux principes ne s’opposant pas mais se présentant au contraire – de façon judicieuse – comme consubstantiels.
Le hic, c’est le côté volontariste, sans subtilité, de cette contamination. Ozon semble épouser entièrement le point de vue de son personnage, mais c’est jusqu’au malaise, parce qu’il épouse alors ce que la culture populaire a de moins intéressant : la mièvrerie pour elle-même, l’image d’Épinal pour elle-même. Le film retraçant le parcours catastrophique de ce personnage emprisonnant le monde dans ses lubies, on suppose alors une lucidité. Heureusement ? Pas vraiment, tant Ozon ne manifeste aucun rapport tangible au réel. De même qu’il utilise le rose pour le rose, il jouit du vulgaire pour le vulgaire. Si, d’un point de vue structurel, son propos semble « inattaquable », il manque cruellement de nuance : entre la pure niaiserie et le pur prosaïsme s’étend pourtant un domaine que les meilleurs mélodrames ont exploré.
Chez les grands cinéastes du genre (Sirk, Minnelli, Demy… ne parlons même pas de Fassbinder, chez qui l’on trouve un travail de sape de toute joliesse, mais surtout une urgence politique et une vérité dans la brutalité psychologique que l’on chercherait en vain chez Ozon), l’imagerie kitsch n’est jamais la simple traduction illustrative du monde dans lequel croient vivre les personnages : elle est aussi la marque d’une intuition profonde du paradis perdu, ainsi qu’un élan. Une mélancolie, un vitalisme empêché ou une utopie désespérée habitent la pellicule, et la cruauté inhérente au genre n’empêche pas un foncier premier degré, une empathie pour les personnages, une authentique prise de risques d’ordre lyrique. De la rencontre entre le lyrisme et l’ironie naît un décrochage qui met à distance la tautologie du sentiment pour ne susciter qu’émotion (étymologiquement, « mouvement vers l’extérieur »).
Convoquer ces géants, c’est peut-être attendre d’Angel autre chose que ce qu’il prétend offrir, passer à côté de ses intentions et de sa singularité. Mais la manière dont Ozon, s’inscrivant malgré tout dans la lignée de ces cinéastes, s’approprie l’héritage du mélodrame est à la fois peu risquée et déplaisante. Au générique, sous une partition de mélo flamboyant, les crédits s’affichent en lettres roses bordées d’or : eh oui, il ose. Il ose aussi le baiser passionné devant un arc-en-ciel parfait et sous une couche symphonique redoublant de fièvre romantique… En fait, il « oze » : fausse audace, en effet, que la sienne. Le lyrisme est en toc, en pilotage automatique. Aucune croyance n’investit ces images, lesquelles s’offrent dans un apparent premier degré cachant mal une mise à distance simultanée. La préoccupation portée à la perfection de l’agencement trahit davantage un plaisir du kitsch pour le seul goût de kitsch qu’une attention aux mouvements du cœur des personnages. Nulle trace, ici, de ces belles émotions impures que le kitsch suscite lorsqu’un authentique élan le régit.
Au contraire, dans la mise en images s’insinue ici un cynisme des plus gênants. Voir le plan charmant sur Angel de dos, écrivant nue à son bureau, où un insolent zoom arrière dévoile, aéré entre l’assise et le dossier du fauteuil, l’arrière-train de la demoiselle… Plus généralement, on ne dira jamais assez combien, à vouloir trop bien filmer, Ozon filme mal. Plus scolaire, plus propret, tu meurs. Pas un cadre, pas un mouvement chez lui qui ne transpire l’application. Pas un plan qui soit habité par autre chose que son indiscutable habileté technique et qu’un programme esthétique étriqué. (Autre chose ? Une bouffée d’air, une percée du réel ! Un trouble, un inconscient, un impensé – la « part de Dieu », comme disait Gide.) Résultat : en mettant sous cloche le travail souvent irréprochable – mais lui aussi très appliqué – de ses acteurs, il transforme des personnages potentiellement émouvants en rats aux abois, à moitié déjà figés dans le formol.
S’il ne le fait pas exprès (mais on n’y croit pas trop), Ozon est maudit : il a un don certain pour révéler la petitesse de ses personnages. Ainsi de la mère d’Angel, brave épicière d’une faiblesse sans nom face à son odieuse progéniture. Entre la mère et la fille s’est créé, sur la base des ambitions « culturelles » et mondaines de cette dernière, un rapport de force confinant au rapport de classes ; relation sourdement violente, passionnante sur le papier, qui se transforme sous la patte d’Ozon en une mesquine prise d’otage psychologique. Il en va de même avec la secrétaire d’Angel, vieille fille puritaine et servile, amoureuse refoulée incarnée avec tact par Lucy Russell (L’Anglaise et le Duc), elle aussi renvoyée par l’œil du réalisateur à ce que sa situation pathétique a de plus minable. Autour d’Angel, donc, pas un personnage attachant. Tous sont lâches, y compris celui de Charlotte Rampling, le plus intéressant, qui ouvre un angle féministe mais reste réduit à la portion congrue, laissant la misogynie d’Ozon (trop évidente pour en être vraiment ?) reprendre le dessus.
Quelque chose résiste malgré tout, dans ce curieux méli-mélo de mièvrerie et de perversité. On n’arrive pas à juger le film complètement mauvais – d’autant qu’il semble conscient de ses propres limites… Quant à le trouver aimable, ça, non.