Après Harmonium il y a quelques mois, voici que sort finalement dans les salles françaises le précédent film de Kōji Fukada, Sayōnara. Il nous emmène dans un futur proche, alors que le Japon subit une attaque terroriste qui provoque une catastrophe nucléaire de grande ampleur et l’évacuation progressive de l’archipel vers d’autres pays. Tania, jeune femme atteinte d’une maladie incurable, attend à la campagne un éventuel départ. Leona, sa gynoïde de compagnie, prend soin d’elle. Imprégné de l’œuvre picturale d’Andrew Wyeth, depuis sa photographie en demi-teintes, aux couleurs chaude, jusqu’aux principaux lieux de l’action, le film déploie une atmosphère très particulière, languissante et morbide, à la fois douce et âpre, qui rappelle aussi certains films de Sokourov.
La simple présence parlante à l’écran d’une véritable gynoïde suffirait à en captiver plus d’un‑e, mais Fukada, loin d’en faire une facilité, déploie une myriade de problématiques dont cette figure est le centre. À l’origine du film se trouve une pièce de théâtre de l’auteur et metteur en scène Oriza Hirata, créée au Japon par les mêmes interprètes (puis présentée au Théâtre de Gennevilliers en 2011). Comme le réalisateur et son actrice humaine l’ont expliqué lors de leur venue au festival Kinotayo en janvier, la pièce jouait sur le brouillage des frontières entre être vivant et machine en s’appuyant sur les attentes du spectateur : à côté de l’actrice américaine, blonde et parlant le japonais avec un accent étranger, c’est à certains égards Geminoid‑F qui pouvait ressemblait davantage aux spectateurs humains de la pièce (du moins lorsqu’elle était jouée au Japon). Le cinéma de science-fiction a souvent imaginé un futur où cette ambiguïté existerait, en faisant un enjeu dramatique (comme dans Blade Runner, typiquement). Mais les enjeux sont déplacés à partir du moment où le robot est réellement incarné par un robot et que l’on quitte la distance théâtrale pour le soumettre à l’acuité de la caméra. Dans Sayōnara, l’ambiguïté n’existe que de façon très sporadique, au gré de cadres propices. Elle n’est plus un ressort narratif, mais une expérience qui interroge la notion de frontière dans un sens plus large. Si l’on ne doute jamais que Bryerly Long soit humaine et Geminoid‑F robote, la confrontation des deux « corps » reste déstabilisante, d’autant plus qu’une certaine robotisation du jeu d’actrice – lenteur des réactions, yeux écarquillés, postures rigides – permet d’accentuer encore le trouble.
Des limites de la chair
La question reste : « Comment définir l’humanité ? », et la réponse suggérée par Fukada concerne principalement un certain rapport au temps. Contrairement à celle de Leona, la mémoire des humains est sélective. La situation extrême dans laquelle ils se trouvent les invite à se ressaisir de leur passé, qui toujours s’inscrit dans une histoire collective. Les souvenirs de Tania font ainsi ressurgir l’Histoire de l’Afrique du Sud, pays où elle est née et qu’elle a quitté enfant suite à des représailles envers les Afrikaners après l’Apartheid. Lorsqu’elle se demande, après avoir remué ce passé, « étions-nous victimes ou agresseurs ? », c’est toute l’importance de la conscience historique qui se dit : les Japonais qui voient leur pays devenir inhabitable sont-ils victimes ou agresseurs ? Sans que le film ne donne d’éléments précis sur la catastrophe qui a eu lieu, il suggère qu’une société n’est pas, n’est jamais, blanche comme neige – le processus d’évacuation des habitants de l’archipel charrie son lot de corruptions et ses discriminations, et le souvenir de l’occupation de la Corée pointe en arrière-plan.
Suite à la catastrophe, Tania et ceux qu’elles croisent semblent aussi se « souvenir de leur avenir » – leur inévitable mortalité –, d’où de soudaines envies de mariage et autres comportements débridés. Un lien semble se dessiner entre l’ambiguïté de l’être humain, sa tendance à dénigrer autrui (la figure non humaine de Leona faisant écho à la déshumanisation de certains groupes – ethniques par exemple – par d’autres) et l’impossibilité de regarder la mort en face : comme si le déploiement d’une énergie mortifère pouvait distraire certains humains de leur inévitable destin.
À l’inverse, Sayōnara est tout entier consacré à la contemplation de cette fin qui approche. C’est d’abord par la sensation que Fukada construit ce qu’il revendique comme une vanité : les rayons du soleil qui nous frappent de plein fouet, la caresse du vent que l’on croirait sentir, ne cessent de nous ramener en même temps que Tania à notre lien physique avec le monde, mais d’un autre côté, le réalisateur nous fait faire l’expérience d’un temps non humain. Dans un plan séquence d’anthologie, la machine cinématographique affirme sa proximité avec la gynoïde et sa distance avec l’humaine de façon on ne peut plus frappante. La nature joue aussi son rôle dans cette leçon de modestie : tandis qu’ils agonisent sur un archipel contaminé par leur faute, de pauvres humains se souviennent que certains bambous savent abolir les distances géographiques pour donner ensemble une fois par siècle des fleurs roses comme la chair.