L’Infirmière voit Kōji Fukada prolonger sa troublante étude de mœurs de la société japonaise contemporaine. Tout en restant singulier, le nouveau long-métrage du cinéaste s’éloigne de la veine expérimentale de Sayōnara (dans lequel un personnage de robot était réellement « incarné » par une gynoïde) et de celle, rohmérienne, d’Au revoir l’été – ce très beau conte d’été post-Fukushima s’affirme, film après film, comme une parenthèse au sein de l’œuvre du cinéaste, de par sa légèreté et son apparente nonchalance. L’Infirmière s’inscrit plus directement dans la lignée de Harmonium, en investissant à nouveau le genre du thriller psychologique et social. Infirmière à domicile, Ichiko (Mariko Tsuki) se retrouve mêlée à l’enlèvement de Saki (Miyu Ogawa), l’une des deux petites-filles de sa principale patiente. À l’instigation de Motoko (Mikako Ichikawa), la sœur de la victime avec qui elle entretient une étrange amitié, Ichiko n’avoue pas tout de suite être à l’origine de la rencontre entre Saki et son kidnappeur (le neveu d’Ichiko). De cet argument alambiqué, Fukada tire un film éminemment cruel, dans lequel égoïsme, solitude, non-dits et lâcheté règnent et où chaque expression sincère de sentiments est vouée à être regrettée.
Entre les lignes
Tout commence par une femme qui observe son reflet : chez le coiffeur, Ichiko, pleine d’entrain, demande à changer de coupe. Cette transformation capillaire, clin d’œil hitchcockien (Kim Novak dans Vertigo, Tippi Hedren dans Marnie), suggère dès l’ouverture du film le caractère duplice d’Ichiko, et agit comme un repère temporel au sein d’une structure complexe mêlant deux temporalités et autant de facettes du personnage. Le film oppose ainsi l’infirmière timide et profondément gentille, bientôt mariée, à la femme seule, torturée et vengeresse qu’elle va bientôt devenir. Ce montage alterné, d’abord confus voire agaçant dans sa complexité d’apparat (difficile de voir, pendant le premier tiers du film, ce que ce désordre apporte), s’avère progressivement efficace dans l’habile jeu de miroir qu’il met en place entre la situation des personnages au présent et ce qu’elle va irrémédiablement devenir. Le spectateur a alors toujours un coup d’avance sur l’évolution de certaines relations (Ichiko et Motoko, Ichiko et Totsuka, Ichiko et Kazumichi) et l’espoir d’un dénouement heureux, où la vérité deviendrait apparente pour tous, est vite annihilé. Le film s’écarte de cette double trajectoire uniquement à l’occasion d’une scène de rêve, très malvenue pour ce qu’elle fait subir à son personnage : on y voit Ichiko déambuler à quatre pattes et se comporter comme un chien, images d’une grande violence dont la parfaite gratuité (elle ne rebondit sur un aucun élément scénaristique ou symbolique) révèle un sadisme décérébré, heureusement absent du reste du film.
La lutte acharnée du personnage se déploie à travers une image diaphane, comme si les voilages blancs présents dans presque tous les intérieurs du film étaient jetés dessus, ne permettant au soleil de darder ses rayons qu’à l’occasion de rares moments heureux — comme dans la scène qui précède l’enlèvement où, installées dans un café près d’une fenêtre laissant passer une lumière orangée, Ichiko aide Motoko et Saki à faire leurs devoirs. Ce rapport à la lumière évoque l’esthétique des films de fantôme de Kiyoshi Kurosawa, avec lesquels L’Infirmière partage une même précision de la mise en scène, avec un découpage ciselé où les personnages en arrière-plan apparaissent flous à tour de rôle et des lignes qui enferment Ichiko, prisonnière d’une machine infernale. Les scènes d’extérieur constituent les seuls moments où elle parvient à s’affranchir de cet ensemble de lignes, car l’espace ouvert rend possible les travellings arrière et latéraux qui mettent en évidence la libération. C’est notamment le cas durant une course enfantine avec Motoko, filmée au ralenti, apogée d’une amitié qui ne les sauvera ni de la jalousie, ni de l’amertume. Mais quand Ichiko se baigne dans l’océan toute habillée, des années après les événements principaux du film, succombant ainsi à un apparent cliché libérateur et cathartique, le plan fixe la montre s’enfoncer peu à peu entre le bord inférieur du cadre et la lisière de l’eau. Elle n’a pas pu se libérer de sa rancœur.