Le « Shikun » que désigne le titre, un grand immeuble situé dans la ville israélienne de Beer-Sheva, constitue le cadre principal du dernier film d’Amos Gitaï. Le cinéaste en arpente les parties communes et y fait déambuler des personnages plongés dans des discussions du quotidien. Circulant parmi eux, une femme seule (Irène Jacob) récite des extraits de Rhinocéros d’Eugène Ionesco, la célèbre pièce de théâtre narrant la transformation des habitants d’une ville en bêtes sauvages (soit l’allégorie d’une adhésion progressive au totalitarisme, observée avec effroi par un personnage qui résiste coûte que coûte à l’envie de suivre le mouvement). Par cet étrange dispositif, Gitaï tente de capter un certain « air du temps », au sens où l’entend la pièce, qui use de cette expression pour désigner l’épidémie circulant au sein des familles, des groupes d’amis ou des milieux professionnels, conduisant la société toute entière à embrasser cette métamorphose. Au fil de plusieurs plans-séquences très chorégraphiés, le réalisateur se place dans la position d’un chercheur expérimentant une succession de « collisions » (de langues, d’origines, de statuts sociaux, de générations…), pour saisir les causes et conséquences de ce glissement.
L’immeuble HLM, situé loin de la capitale, s’apparente dans cette perspective à une lisière à partir de laquelle le réalisateur adopte une vision d’ensemble sur la direction néfaste prise par le pays. Le lieu choisi pour la première longue séquence du film est à ce titre éloquent : la caméra s’engage dans une coursive s’étendant près d’un espace extérieur plongé dans la nuit, comme si l’édifice se tenait au bord du monde. Les longs travellings glissant le long du couloir transforment le décor en une sorte de chemin de ronde : les habitants, pris dans leur vie quotidienne, semblent longer des remparts dans l’attente plus ou moins consciente d’une attaque imminente. À plusieurs reprises, la caméra opère d’inattendus panoramiques ouvrant sur de nouveaux espaces, telle cette salle de classe improvisée dans une cage d’escalier. À cet instant en particulier, le rapport à l’espace se voit chamboulé : l’extérieur menaçant disparaît hors champ pour laisser place à un nouveau lieu, clos et rassurant. L’immeuble, à l’apparence encore hostile quelques secondes plus tôt, devient alors un refuge pour des primo-arrivants. Gitaï change ainsi régulièrement de point de vue comme pour scruter la société israélienne sous des angles différents, mettant en scène des situations qui complexifient (et c’est tant mieux) le regard sur son pays, rappelant que les Israéliens se considèrent toujours comme les habitants d’une terre d’accueil. Il est malgré tout regrettable que le réalisateur cède par endroits à la tentation du passage en force, comme lorsqu’il choisit de faire retentir de véritables cris de rhinocéros en contrebas. L’allégorie, assez claire jusqu’ici, ne nécessitait pas de réemployer les éléments fantastiques de la pièce, alimentant ici un sentiment d’éparpillement au sein d’un dispositif déjà bien chargé.
L’antichambre
Comme le personnage principal de Rhinocéros, la femme interprétée par Irène Jacob s’inquiète de plus en plus de sa propre transformation. Plus elle progresse vers les profondeurs de l’immeuble, plus elle semble perdre le fil de ses réflexions et céder à une colère incontrôlable. Les scènes durant lesquelles elle se retrouve seule sont certes parmi les moins convaincantes du film, délaissant les lignes architecturales de l’immeuble pour se focaliser sur le jeu très expressif de la comédienne. Mais elles n’en distillent pas moins un certain trouble, notamment par ce choix de lui faire jouer tous les personnages de la pièce, ce qui a pour conséquence de transformer le texte original en l’expression d’un conflit intérieur dévorant. Ionesco identifiait déjà dans sa pièce la souffrance liée à la solitude du résistant face au mouvement de groupe. Dans ces scènes de « monologues », le propos du film a le mérite d’être clair, au risque d’être appuyé : l’immeuble est un labyrinthe. Perdu dans le dédale du présent, le personnage d’Irène Jacob cherche une issue sans savoir ce qui l’attend à l’extérieur.
Le film devient encore plus tortueux lorsqu’il s’enfonce dans de sombres couloirs et des voies de parking, pour déboucher sur la gare routière de Tel-Aviv. Se matérialise ici l’image déroutante d’une antichambre historique : dans cet espace, dédié à la circulation et au voyage vers l’ailleurs, transparaît paradoxalement la tentation de s’enterrer, de condamner toutes les issues pour construire un bunker. Empruntant aussi bien à l’installation qu’au théâtre hors les murs, Gitaï signe ainsi un film curieux et hybride dont le principal intérêt tient peut-être à l’expression d’une impuissance (du personnage principal, et certainement d’Amos Gitaï lui-même) face à la généralisation d’un repli sur soi.