Présenté hors compétition, Tsili confirme l’appétence du Festival pour les grands sujets – il s’agit ni plus ni moins du troisième génocide évoqué depuis le début de cette édition ! Pourtant Amos Gitaï parvient, seulement pendant un temps, à mener son film centré sur la survie d’une jeune juive orpheline pendant l’Holocauste hors des sentiers attendus. Le premier quart d’heure, assez saisissant, nous plonge sans repères historiques ou géographiques au cœur d’une forêt ukrainienne en compagnie d’une femme mutique, errant en quête de nourriture et de branches nécessaires pour la confection de son abri. Le recours au plan-séquence exacerbe la force sensorielle de cet espace où le vent, la pluie, et les branches qui se confondent avec la chevelure de l’héroïne sont autant de signes d’un désordre intérieur. Il y a là quelque chose de curieusement abstrait dans le spectacle de cette femme, qui présente bien des signes de démence, se livrer seule à des taches prosaïques (marcher, manger, se gratter) tandis que le pilonnage des bombes fait fureur et laisse si soigneusement la guerre hors champ qu’il faut l’apparition d’un autre personnage pour que l’on comprenne de quoi il retourne.
C’est là que les choses se gâtent. Si Gitaï ne manque pas nécessairement d’idées plastiques, on ne peut nier que sa mise en scène n’est pas tout à fait la hauteur des ambitions (à titre de comparaison, le film fait pâle figure face à Jauja de Lisandro Alonso – présenté au dernier Festival de Cannes, en salles début 2015) tandis que l’irruption de Marek, lui aussi un survivant terré dans les bois, met fin à l’horizon d’un film sans paroles autant qu’il replace la Shoah au cœur du récit. Alors certes, que Tsili soit rattrapé par son sujet (parce que c’est bien de cela dont il s’agit, qu’importe que celui-ci soit aussi lourd de sens) ne signifie pas qu’Amos Gitaï se plie soudainement à l’impératif d’une discours martelé, mais hélas l’étrangeté de l’introduction (renforcée par l’idée de faire jouer le rôle principal par deux actrices physiquement très différentes) se dilue jusqu’à être réduite à peau de chagrin dans un final bien trop ouvertement explicite. Surtout, le montage du film pèche dans la peinture de cette errance au charme tellurique : rien ne se joue dans les coupes. Au contraire, chaque séquence est ponctuée systématiquement par un fondu au noir.
Permettons-nous un instant de digresser et de regretter que bien souvent des films d’auteurs présentés dans le cadre de pourtant prestigieux festivals sont handicapés par leur refus entêté de jouer sur la force du raccord. Gitaï n’est pas plus à condamner qu’un autre : l’acclamé Sils Maria, actuellement en salles, présente exactement la même infirmité que Tsili. Tous deux sont des films dont le potentiel est amoindri par une mise en tension inexistante dans l’enchaînement des grands mouvements narratifs. Ce n’est pas que le fondu au noir constitue en soi un « mauvais outil » (ou qu’il soit vide de sens, bien au contraire), mais il est trop souvent le choix par défaut pour combler la distance, grignoter ce qui est vu comme le vide qui sépare une séquence d’une autre. Il aurait fallu un peu plus d’audace et de soin apporté au découpage pour que ce film un brin raté puisse tenir ses honorables promesses.