Après un coffret sur l’hexalogie des « territoires » et sur la trilogie de « l’exil », Arte Éditions poursuit sa publication des films de Gitaï. Consacré à la trilogie de «la ville», le nouveau coffret Amos Gitaï permet de revoir les DVD, déjà disponibles chez MK2, de Devarim (1995), Yom Yom (1998) et Eden (2001). Accompagné d’un fascicule composé d’extraits d’entretiens entre le cinéaste et Serge Toubiana, d’analyses de Baptiste Piégay et de la filmographie du réalisateur, ce troisième coffret complète l’œuvre DVD du cinéaste chez Arte et donne l’occasion aux néophytes de s’initier à son cinéma riche et réfléchi.
Le souffle mort
Premier DVD du coffret, Devarim arrive, dans l’œuvre d’Amos Gitaï, à la suite de la trilogie consacrée au néofascisme réalisée en 1994. Après avoir décortiqué la résurgence de ce mouvement politique, Gitaï réalise avec Devarim « une sorte de promenade futile et grave dans les rues de Tel-Aviv ». Cette définition donnée par le cinéaste à Toubiana dans l’ouvrage Exils et territoires – Le Cinéma d’Amos Gitaï brosse un récit construit sur le principe de fuite. Trois hommes de trente, quarante ans, habitants de Tel-Aviv et fils des pionniers de l’État d’Israël, vadrouillent entre leur famille et leurs occupations sur le thème latent mais manifeste de la mort. Pensée comme une évaporation, Devarim s’attelle à la tâche de la mémoire. « C’est comme si […] cette mort au travail, la caméra parvenait à en saisir l’infime tremblement et le fragile équilibre de son essence même » écrit Piégay à propos de la réalisation. Devarim trace le récit du deuil du père et du passé.
Ouvert sur la lecture d’un testament, le film se clôt entre autres sur un suicide après avoir, de tout son long, développé la condition délétère de la société israélienne tel que la vit, avec ingratitude et inconscience, la génération engendrée par les fondateurs d’Israël. La nonchalance volontaire du jeu des acteurs et le dénigrement avec lequel les personnages considèrent leurs aïeules et leurs traditions nourrissent ce sentiment d’ingratitude. Gitaï façonne cette impression d’égoïsme en favorisant une représentation de la mort comme un événement futile. Basé sur un microcosme, dont les composants majeurs sont les trois protagonistes masculins Caesar, Israël et Goldman, Devarim cultive, en son sein et jusqu’au cœur même de chacune de ses séquences, le paradoxe de relier l’amour à la mort. La deuxième séquence du film est parmi les plus symptomatiques de cette relation amour-mort qui participe à la singularité de l’œuvre. Introduite par l’annonce d’un décès, stimulant par là la compassion du spectateur, la séquence s’achève sur la vidéo ininterrompue d’une cassette pornographique. Présentée sur le ton de l’affect, la séquence bascule progressivement vers l’atmosphère mortifère de la pornographie. En faisant côtoyer amour et mort de telle manière, le cinéaste esquisse l’image d’une société troublée, indistinctement prompte à s’émouvoir et prompte à se meurtrir. Une autre scène remarquable où Goldman (interprété avec discrétion par Gitaï) disserte avec sa mère sur la capacité à s’accoutumer à sa propre mort repose sur le principe de concilier dans le même temps une situation affectueuse (un fils parlant avec sa mère) et un sujet essentiellement dépressif, la mort. En faisant converser un fils à l’esprit lucide mais désabusé avec sa mère semblablement malade mentalement, Gitaï (lui-même pleinement actif en la scène) fait converger deux générations, dont l’une est à l’origine de l’autre, sur le thème de la finitude humaine. Tout Devarim, en deçà de sa mise en scène respectueuse de retranscrire le sentiment de réalisme, repose sur des points de contact motivés par des carrefours entre générations.
Parmi les raisons qui poussent Amos Gitaï à mêler amour et mort dans une ville israélienne, il en est deux majeures d’ordre cinéphilique et critique. La place qu’occupent dans le film la dénaturation des corps et la banalisation des comportements, l’esthétique de certains personnages renvoient, par le biais de la citation, au cinéma de Rainer Werner Fassbinder. Maintes fois mentionné dans ses films de fiction, de Berlin-Jérusalem à Terre promise, Fassbinder partage avec Gitaï les thèmes de la mort d’une époque, de la perversion d’une société. Par ces sujets, Gitaï développe une optique critique sur la société israélienne telle qu’elle est vécue par sa génération. À travers ces citations discrètes (bien que la scène du cabaret de Tel-Aviv n’est pas sans évoquer frontalement l’abjection de Lili Marleen), Gitai définit une génération peu attentive aux efforts accomplis par ses parents. Par extension, plus que la seule condition d’une période d’Israël, Gitai témoigne du phénomène d’oubli qui gangrène une époque. La fameuse phrase de Primo Levi, « Quiconque oublie son passé est condamné à le revivre », conduit la mise en scène de Gitai. Faite de plans-séquences longs et mobiles, la réalisation suit le schème de la circularité, donc de la répétition. Hormis les séquences de Goldman avec sa mère, sur découpées sur des détails infimes pour mieux souligner la prégnance de la mort, la réalisation privilégie le respect du flux temporel. Constitué de peu de paroles, chacune des séquences s’exprime davantage par l’axe et le mouvement avec lequel Gitaï filme ses personnages que par ce qui y est dit. Les mouvements de caméra encerclent les personnages en un enclos. Dans cet enclos, Gitaï fait déplacer ses protagonistes par des allers et venus, marquant de leur pas la répétition qui les menace.
Le stylème filmique récurrent chez Amos Gitaï, le plan-séquence et la ronde chorégraphique qu’il dessine par son déplacement, porte en son essence la forme de la répétition (cf. la définition que Pasolini donne au plan-séquence dans L’Expérience hérétique) et le cloisonnement qui compose toute géographie citadine. La réussite cinématographique de Devarim est de concilier dans le même procédé filmique une définition de la ville (comme enceinte malveillante) et du temps (comme disposé à la répétition rétrograde).
Doublon maladif
Deuxième partie de ce coffret, Yom Yom – littéralement « jour après jour » – amenuise la portée dramatique de Devarim pour substituer au sujet de la mort celui de la maladie. De Tel-Aviv, un des lieux d’Israël les plus sensibles aux attentats meurtriers, que Devarim décrivait comme un endroit mortifère, Gitaï passe à Haïfa, sa ville natale. En choisissant cette agglomération travailliste où se confondent sans peine juifs et arabes comme territoire de son film, Gitaï, explore un thème fondateur de Haïfa : celui de la cohabitation entre deux « peuples » distincts. Concentrant son récit sur un seul personnage et sa famille, Gitaï décrit une vie souffrante et angoissée. Fils d’une mère juive possessive et d’un père arabe tacite, le protagoniste masculin est appelé Moshe par sa mère et Moussa par son père. En basculant du thème de la mort à la maladie, Gitaï n’opère pas une réduction du drame, puisque la maladie, dans la longévité de sa souffrance équivaut à l’irréversibilité de la mort. Moshe est malade, stérile, il est aussi angoissé, hypocondriaque et correspond à ce qu’on peut appeler un « faible ». À l’opposé, son meilleur ami Jules est un grand homme, fort, plein de vigueur et d’appétence sexuelle.
Cette opposition entre Moshe et Jules correspond au système dichotomique qui fonde Yom Yom. À l’instar de la dualité entre le faible Moshe et le fort Jules (qui, par ailleurs, partagent les mêmes femmes), Gitaï scinde le réel de son film, selon la réalité factuelle de son pays natal, entre le monde juif et le monde arabe, entre la cruauté d’un futur entreprenant et capitaliste et la sclérose d’un passé flegmatique et mélancolique. Le cinéaste va jusqu’à reproduire à deux reprises les mêmes situations pour mieux formuler les dissemblances du monde. Parmi ces scènes redoublées, il en est une où Moshe arrive en voiture et manque de renverser sa mère qui vient aussitôt se plaindre de son retard et embrasser son fils. Plus tard, Moshe manque d’écraser quelqu’un dans le souk d’Haïfa, il s’agit cette fois-ci d’un quidam rustre, enclin à se battre. En reproduisant cette même scène, cadrée et éclairée de la même façon, Gitai définit deux natures du monde : une accueillante et chaleureuse, préservée par le cercle familiale, et une hostile et risquée, celle de l’agora publique.
À travers ce traitement du double, contenu dans l’allitération du titre, Gitai développe une réalisation et un montage différents de Devarim. Baptiste Piégay, à propos de Yom Yom dans le fascicule auxiliaire au coffret, écrit : « De manière étrange et séduisante, Amos Gitaï « épuise » littéralement chaque séquence, à la manière de Cassavetes. Il saisit chacun des personnages à l’intérieur d’une durée, et ne le quitte qu’une fois cette durée épuisée, vidée de son énergie fictionnelle. » Par des séquences aux longs cours, Gitai consume l’endurance des personnages afin d’exposer leur nature véritable. A contrario du premier film de la trilogie de « la ville », Gitaï ne privilégie plus le plan-séquence et laisse une place égale au montage pour cultiver les trous narratifs. Dès lors, le cinéaste développe une pratique critique par le seul biais des changements de cadrage. En filmant de deux points de vue une même scène, Gitaï présente deux visions d’un même événement, l’une réajustant toujours le propos de l’autre. Il en résulte une dynamique dialectique de laquelle jaillit une vérité trouble sur l’État d’Israël et ceux qui l’habitent.
En plus de découper ses scènes, Gitaï rompt même le lien qui unit chaque séquence. Pour ce faire, il les compile non pas selon une suite logique ou pour constituer un récit homogène mais de façon discontinue. « Sur Yom Yom, le travail de montage a été radical. Par exemple, la scène où Moshe/Moussa discute avec sa femme au café était l’avant-dernière scène du scénario, suivie de la mort de la mère. En cours de montage, je l’ai mise au début du film pour situer différemment la relation au sein du couple. La construction est musicale… » avoue le cinéaste à Toubiana dans l’ouvrage d’entretien. Sur le modèle du patchwork, Gitaï dresse la mosaïque d’une vie, celle de Moshe/Moussa, constituée par bons progressifs, jour après jour, yom yom.
À la recherche du paradis perdu
Eden, troisième volet de la trilogie succède à des films importants dans l’œuvre de Gitaï. Entre Yom Yom et Eden, le cinéaste a réalisé Kadosh (Sacré) (un de ses plus beaux films) et Kippour. 2001, Amos Gitaï adapte une nouvelle d’Arthur Miller, Homely Girl, et la transpose en Palestine, dans les années 1940 pendant que le nazisme engage sa lutte, entre autres, contre les juifs. Pour clore sa trilogie, Gitai fait le récit d’une ville qui se construit et à travers elle d’un État, Israël, qui prend forme. Suivant le personnage de Samantha (Samantha Morton), jeune femme discrète, Gitaï présente les bases sur lesquelles s’est bâti l’État d’Israël. Nourrie par des idéologies d’extrême-gauche ou d’humanisme spirituel, la construction des premiers kibboutz israéliens (que décrit également Berlin-Jérusalem avec lequel Eden partage de nombreuses similitudes) est le point nodal du film.
Eden est une sorte d’appendice au deux premiers films. Tandis que Devarim définit Tel-Aviv comme un lieu profondément prosaïque et que Yom Yom brosse un portrait souffrant de Haïfa, Eden décrit la construction d’une ville. Le personnage principal, Sam (une femme alors que les deux précédents films suivaient majoritairement des hommes) est mariée à un architecte sioniste. Tandis que ce dernier s’engage dans l’armée juive en Europe, Sam trouve le réconfort auprès d’un bibliothécaire pacifiste. En parallèle, son frère quitte les États-Unis pour faire fortune en achetant des terres aux Palestiniens. Ces pionniers d’Israël pourraient être les parents abandonnés de Devarim. Comme dans Yom Yom, comme dans toute la trilogie et plus encore comme dans l’ensemble du cinéma de Gitaï, le personnage principal est confronté à un choix. Cette ambivalence des vies qui caractérisent les personnages de Gitaï correspond à l’ambiguïté qui menace Israël et la Palestine. Comme la situation politique au Moyen-Orient est divisée entre deux pôles, le monde judaïque et le monde arabe, les personnages de Gitaï oscillent entre deux options de vie.
Le titre singulier présente la construction d’un nouveau territoire, d’une nouvelle terre promise comme un paradis sur Terre. Les briques blanches immaculées qui composent le premier plan du film sont les promesses d’un Eden à accomplir. La faillibilité des hommes, sertis dans des idéologies étouffantes, rend impossible le projet de cet Eden. Le mari de Samantha, architecte communiste, est symptomatique de cette faiblesse humaine que décrit Gitaï, sans didactisme ni dénonciation. Engagé soldat contre le nazisme, il avoue à son épouse, non sans satisfaction, avoir violé une femme nazie. Après avoir attentivement écouté son mari, Samantha le quitte à l’instar du personnage de Natalie Portman dans Free Zone. Face à l’accablement du paradoxe et de sa radicalité, la protagoniste renonce, quitte l’homme qu’elle aimait après qu’il a trahi ses idéaux. La dualité qui caractérisait le personnage de Moshe/Moussa dans Yom Yom se répand dans tous les personnages d’Eden.
Cette démarche anti-univoque qui fonde le regard de Gitai sur sa société et les villes qui l’abrite témoigne d’une richesse d’observation singulière. Si Eden paraît être le moins réussi des films de la trilogie parce que, tel que le dit Baptiste Piégay, Amos Gitaï aurait « pu inscrire davantage le personnage de Samantha dans le film, en donnant plus de poids à son désir », il n’en est pas moins un pan capital de la trilogie puisqu’il conclut en dévoilant la nature semblable à toutes les villes israéliennes. Le plan final, d’une simplicité remarquable, contient à lui tout seul le paradoxe intrinsèque aux cités sionistes contemporaines. Fixe, le cadre se focalise sur Samantha qui sort d’une allée archaïque d’Israël ; elle prend le coin d’une rue, la caméra pivote révélant en même temps une ville moderne, croulant sous les gratte-ciels. En un même lieu, deux rues adjacentes divisées par le point pivot de la caméra, la ville fait cohabiter deux époques.
Avec chacun de ses trois films, Amos Gitaï donne raison à Serge Daney qui dans l’ouvrage collectif Cités-Cinés décrivait la ville comme le lieu où le jeune homme perd ses idéaux et la jeune fille sa vertu. Gangrenés par la mort, la maladie ou le dogme, les personnages de Gitaï sont des pantins, des hommes par nature, aliénés à la propre misère de leur condition et qui s’éloignent de leurs principes moraux. Après « l’exil », « les territoires » et « la ville », il reste à espérer qu’Arte Éditions poursuive sur sa lancée et consacre à ce qui peut être qualifié comme la trilogie de « la femme » (Terre promise, Free Zone et Désengagement) un coffret aussi enthousiasmant, accompagné cette fois-ci de bonus supplémentaires.