En 1982, Amos Gitaï réalisait le documentaire Journal de campagne, dans lequel il sillonnait les territoires palestiniens occupés par Israël pour y filmer les tensions du quotidien. Son but était de s’intéresser aux civils de Cisjordanie et de la bande de Gaza tout autant qu’aux soldats israéliens, afin de capter la colère des uns, et la position intenable des autres. Se dressait peu à peu le constat que cette situation ne pouvait en aucun cas se poursuivre, ni pour les Palestiniens, ni pour les Israéliens. La réception du film fut si houleuse que le cinéaste dut quitter Israël. Trente-cinq ans ont passé depuis lors, et 2017 n’est pas une date anodine : cela fait désormais un demi-siècle que les territoires palestiniens sont occupés. Or aucun changement de cap en vue. D’une part le gouvernement israélien actuel affiche au grand jour sa volonté de poursuivre sa politique de colonisation, et de l’autre les Palestiniens, divisés, ne parviennent plus à s’exprimer d’une voix commune comme à l’époque d’Arafat (à moins de voir, peut-être, aboutir le rapprochement entre l’Autorité palestinienne et le Hamas). Par conséquent, personne ne croit plus à la possibilité prochaine d’un véritable processus de paix. C’est dans ce contexte qu’Amos Gitaï revient filmer la Cisjordanie. Équipé au minimum pour pouvoir se déplacer plus facilement, il navigue de rencontres en rencontres dans le but de chercher une issue, ou ne serait-ce qu’une piste, qu’il serait encore temps de prendre.
Géographie humaine
Des images de la Palestine circulent sans cesse à travers le monde, quel que soit le canal (télévision, cinéma, internet) avec leurs lots de tanks, de mines, d’immeubles détruits, de misère, de délégation internationales. La région souffre de ce paradoxe bien connu d’une surexposition aux images chocs, qui nous rend, nous spectateurs, aveugles. Car que disent ces images pour la plupart d’entre elles ? Elles hurlent que c’est la guerre, et ne vont pas souvent au-delà de ce constat. Cela peut expliquer pourquoi chaque tentative de retranscription d’un quotidien pour ceux qui vivent cette situation est si importante : elle ouvre une voie vers d’autres questions, et donc forcément d’autres réponses. À l’ouest du Jourdain en est une, et plutôt réussie, comme le fut en 2015 Homeland pour l’invasion de l’Irak par les USA (à noter que ce dernier se démarquait par ailleurs par son approche beaucoup plus intime).
Pour approcher ces quotidiens, le film est construit en une succession de petits chapitres qui sont autant de rencontres. Le réalisateur, qui s’inclut dans ses cadres, nous introduit auprès de mères endeuillées, de soldats en poste en Cisjordanie, de personnes rencontrées au hasard, etc. Chacun raconte ce que l’occupation provoque à son niveau, et ce qu’il projette pour l’avenir. Face à eux, Gitaï ne cache pas sa position : il l’expose même à ceux qu’il rencontre. Il soutient que la situation s’est envenimée de chaque côté, que ce n’est plus un conflit entre Israéliens et Palestiniens, mais un affrontement entre ceux qui veulent anéantir l’autre camp, et ceux qui veulent la cohabitation. Les réactions de ses interlocuteurs sont alors diverses et révèlent les fêlures : car comment pardonner pour la perte d’un enfant par exemple ? Ou encore : comment un jeune n’ayant jamais vu d’Israélien autre que militaire pourrait-il voir en lui autre chose qu’une incarnation de la violence et de l’injustice ?
Reprendre la route
Néanmoins le film n’est jamais complaisant face à l’impasse qui se dessine. Gitaï cherche des ouvertures à tous les niveaux, des rues d’Hébron aux ministères israéliens. Parfois, il se permet des interviews « déconnectées » du reste du film pour préciser son propos, dont on comprend l’intérêt sur le fond, mais qu’il aurait peut-être fallu rendre moins mécaniques (ce sont de simples champs / contre champs sur fond vert…). À l’inverse, les plus belles scènes sont celles tournées sur les routes, dans les voitures, ou dans la rue. Gitaï excelle dans ce regard jeté par la vitre d’une voiture, ou dans les escales improvisées sur le bord de la route, nous ramenant d’ailleurs à son Free Zone, qui avait une approche un peu semblable du sujet dévoilant les barrières que constituent les routes et les checkpoints entre des peuples voisins.
Parfois, Gitaï part à la rencontre de dirigeants. L’une des scènes les plus impressionnante est d’ailleurs l’interview d’Yitzhak Rabin tournée peu avant son assassinat, montée en parallèle du reste du film, dans laquelle le Premier ministre énonce des raisonnements aux antipodes de ceux du pouvoir israélien actuel. Les aller-retours entre le dirigeants et le terrain agissent alors comme des révélateurs. Ils ne servent pas un discours sur une déconnexion entre « le haut » (les dirigeants) et « le bas » (les habitants). Bien plus intéressants, ils permettent de voir que, quelle que soit l’échelon de la société, ce sont ces mêmes divisions entre ceux qui veulent combattre coûte que coûte, et ceux qui voient en une cohabitation pacifique la seule issue possible. Certains, que ce soit Yitzhak Rabin ou un directeur d’une école menacée de destruction, affichent une inquiétude, un doute, au plus profond de leur regard, sur les conséquences à long terme de chaque choix. D’autres au contraire maintiennent un sourire de certitude, une détermination sereine face à la mission divine pour laquelle ils œuvrent. Le goût de la mort semble être le véritable obstacle à toute réconciliation. Mais la question n’est pas de savoir qui a raison et qui a tort. Car que faire quand un enfant déclare n’espérer pour l’avenir que de mourir en martyr ? Gitaï tente de le raisonner, de comprendre qui lui a mis cette idée en tête, mais rien à faire, ce sourire ne s’efface jamais de son visage, et, impuissant, le réalisateur finit par sortir du cadre, en lui souhaitant, simplement, de vivre. Gitaï ne cesse de revenir à l’idée qu’une séparation entre deux pays pourrait encore résoudre la question, et il délaisse la subtilité pour mieux se concentrer sur la confrontation de sa thèse à la réalité du terrain. Mais son film semble empreint malgré lui de ce constat que seuls ceux qui s’interrogent sur les moyens concrets pour vivre avec leurs voisins peuvent encore bâtir des solutions, locales, et au jour le jour. Ces solutions seront-elles applicables pour autant à l’échelle des États, existants ou à venir ? Faute de réelle perspective de cette nature à court terme, le film revient à sa toute fin au plus près de la rue, des corps et des visages. Ce choix de montage, d’une certaine manière, apparaît comme l’acceptation de l’idée que tout se jouera là, plus que dans les décors feutrés des rencontres internationales.