Tsili, le nouveau film d’Amos Gitaï, tiré du roman d’Aharon Appelfeld, est consacré au récit d’évasion mais surtout de survie d’une jeune fille juive dont c’est le nom au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Le dispositif choisi place le point de vue individuel sous des auspices universel et mythique, travaillant le passage de la perte de l’enfance à celui de l’âge adulte par l’accélérateur que constitue un drame qu’il soit historique ou non. Tsili est le récit d’une perte originaire qui s’énonce au négatif : portrait individuel, contrepoint du drame collectif que constitue la Shoah, celle d’un peuple décimé auquel Tsili appartient ; traitement hors-champ de la réalité de la guerre (bombardements, déportations, et extermination, véritable point absent du film) par un champ uniquement auditif ; et incertitude géographique.
Pour plusieurs de ces modalités évoquées, Tsili fait étonnamment écho, et malgré lui puisqu’il a déjà été présenté à la dernière édition de la Mostra de Venise (2014), à deux actualités cinématographiques : Le Fils de Saul de László Nemes, présenté au dernier Festival de Cannes (2015), qui relègue dans un dispositif inédit la représentation in vivo du camp d’Auschwitz-Birkenau au hors-champ et au flou ; le cycle consacré à la jeune fille au Forum des Images en juin/juillet, complété par un dossier dans Positif (numéro de juin), notamment consacré au cinéma de Robert Bresson (Vincent Amiel, « Bresson et les oiseaux »).
Une composition entre rigidité et évanescence
La majeure partie du film d’Amos Gitaï est consacrée à la survie de Tsili en forêt, seule, puis avec le jeune Marek qui trouve par hasard son refuge. Alors qu’il est tout heureux de rencontrer une âme qui vive mais surtout l’une des leurs, elle se montre moins réceptive à une présence humaine, et surtout particulièrement traumatisée : cependant, celle qui était devenue une sorte de petit animal sauvage mutique va peu à peu s’ouvrir à la parole et à l’autre, se réhumaniser. Dans la plus simple communauté qu’ils vont constituer, on devine là la possibilité de refonder un monde, un peuple, à eux seuls en tant qu’homme et femme, autre point cependant absent du film, qui en signe aussi son mélodrame (Marek disparaît), et sa mélancolie (celle de la perte possible d’un peuple précisément).
Amos Gitaï compose de véritables tableaux de la vie de Tsili en forêt, que ce soit dans les teintes des habits des personnages se fondant dans le paysage, et dans la tonalité symboliste adoptée. Cette picturalité assez figée cependant (un effet de ralenti fige d’ailleurs quasiment l’image) côtoie un dispositif scénographique proche de l’installation et de la performance (théâtrale, chorégraphique), avec des plans qui durent sans mouvement de caméra, et qui traitent de façon répétée la thématique de la survie entre sauvagerie, animalisation, humanisation, et du refuge par le motif du nid. Ces tableaux très découpés, sur-esthétisés, défilent au gré de fondus au noir, véritable stylème, parfois précédés par les volutes de fumée d’un feu de bois.
Si Amos Gitaï a trouvé dans ces installations-tableaux plus ou moins autonomes la forme cinématographique sans doute à même de rendre compte du caractère fragmentaire, allusif et symboliste de l’écriture d’Appelfeld, tout se passe pourtant comme si manquait un enjeu profond à l’œuvre : à rebours de deux personnages qui dans le film énoncent en écho qu’une vie sans cigarette ou tabac est une bien triste vie – image concrète rendant compte des pénuries en temps de guerre et image poétique à même d’exprimer le vœu pieux d’une légèreté perdue de Tsili –, le recours aux procédés de transition dessert le film par une forme d’évanescence peu productive, qui contraste avec la rigidité des séquences.
Une jeune fille aux prises avec le Mal : Tsili(s), après Mouchette et Estike
Bresson dans Mouchette (1967) d’après Bernanos avait aussi recouru aux fondus au noir dans la séquence où Mouchette est perdue en forêt. Mais ce montage était à la fois opératoire et poétique, participant d’un mystère suscité. L’héritage bressonnien semble à ce titre explicite, plusieurs éléments rapprochant Mouchette de Tsili : notamment le hors-champ de ce que Mouchette croit être un cyclone, la rencontre nocturne avec Arsène, le braconnier, entre autres. Chez Gitaï, la façon de cadrer la jeune fille dans la forêt, de la filmer aux prises avec les éléments (vent, pluie, … ) semble encore relever de cet impérieux héritage.
La figure d’Estike dans Sátántangó (1994) de Béla Tarr, petite sœur de Mouchette, semble aussi devoir être convoquée : que ce soit son châle ou sa tenue avec ses superpositions de jupons, comme sa course effrénée de la droite à la gauche du champ, montée avec des coupes, Tsili évoque en s’en différenciant la marche d’Estike en ligne droite et au-devant de nous, pour laquelle Béla Tarr avait recouru à un grandiose plan-séquence.
Si Amos Gitaï se réclame de Rohmer pour sa recherche d’une forme de simplicité cinématographique amorcée avec Carmel (2009), Lullaby to My Father (2012), Ana Arabia (2013), et aujourd’hui Tsili, et s’il a convoqué la référence de La Rivière de boue (1981) de Kohei Oguri pour ce film, Tsili prolonge avant tout une imposante généalogie cinématographique de jeunes filles emblématiques aux prises avec une forme de Mal ontologique.
Cependant, le choix de recourir à deux actrices pour interpréter Tsili peut faire office d’artifice de mise en scène : si son double semble être utilisé comme une sorte de conscience de survie de Tsili (la survivante – Sarah Adler – prenant en charge la jeune fille éprouvée – Meshi Olinski), mais aussi comme Tsili d’après la catastrophe, il semble encore le symptôme d’une difficulté à exprimer par le recours au jeu d’acteur (assez sur-expressif ici) la complexité de ce qui est traité. Certaines séquences dysfonctionnent proprement à ce titre.
« Et devant qui devrons-nous rendre des comptes ? »
Le film acquiert une relative densité dans son dernier tiers où la mémoire de Tsili est relayée par la voix off d’une narratrice, troisième avatar de Tsili (Lea Koenig), et remonte à la surface de l’épisode traumatique précédant sa fuite en forêt. Cette émergence progressive de la parole, en deux temps donc, est judicieuse au sein de l’économie filmique. On retiendra ainsi une scène de larmes en gros plan, mais celle à la théâtralité exacerbée de l’hospice improvisé où Tsili erre parmi les malades est interminable et ses motivations assez obscures. Gitaï cherche malgré tout à raconter autrement, à exprimer l’inexprimable, que ce soit par la musique ou par la danse : ainsi, le prologue dansé sur fond noir, pantomime mélancolique s’achevant par la courbure arquée de la jeune fille ployant sous un fardeau invisible.
C’est dans celui-ci que réside la question fondamentale posée dans le film : « Et devant qui devrons-nous rendre des comptes ? » Si cette interrogation peut faire écho à des passages du Livre de Job qui interroge exemplairement le mystère du Mal, la question envers « celui à qui nous devons rendre compte » dont parle l’Ancien Testament et que manifestent les prises de vues apicales reste cependant ouverte : Amos Gitaï choisit d’achever le film par un montage d’archives filmées donnant à voir uniquement des enfants, dans un temps d’avant la catastrophe. Face à une telle séquence finale qui contraste par son noir et blanc, ayant autant des mérites visuels que d’articulations par le montage, ainsi qu’un impact émotionnel et éthique (cette génération dont nous voyons les visages est bien sûr à jamais perdue), on regrette que le reste du film soit à la fois si évanescent et si démonstratif dans son dispositif général, voire même poussif : Tsili parvient difficilement à rivaliser avec ses déchirantes et inoubliables consœurs – Mouchette et Estike.