« C’est comme si, pour l’éternité, il fallait que ce soit rangé. Je ne veux pas de fouillis pour l’éternité. » — Jacquotte
Six portraits composent le dernier documentaire démesuré d’Alain Cavalier. Ces fragments, tirés de son journal filmé, constituent en creux les faces d’un autoportrait intime du cinéaste : bien que tournés vers autrui, ils n’en proposent pas moins des variations autour de la figure du filmeur : Jacquotte l’archiviste ; Philippe le portraitiste ; Léon l’artisan ; Daniel l’obsessionnel ; Guillaume le chimiste et enfin Bernard le comédien.
Jacquotte, l’archiviste
Avant même que Jacquotte (Jacqueline Pouliquenne) ne franchisse le perron de sa maison d’enfance, un artéfact vidéo altère la perception de sa robe verte. Cette déformation plastique vient appuyer le franchissement d’une frontière : un encadrement de porte s’ouvre sur un sanctuaire dédié à l’enfance du personnage. De 1995 à 2007, Cavalier filme année après année les retrouvailles émouvantes de Jacquotte avec son passé. Ce segment, le plus chapitré, est rythmé par l’ouverture — et inversement la fermeture, lorsqu’il faut quitter le lieu — ininterrompue de portes, fenêtres et autres placards. La vieille dame y exhume plusieurs fétiches, comme si chaque porte d’armoire constituait une faille temporelle : des robes de petite fille, son lit de naissance, des ombrelles trouées par le temps ou des portraits de sa grand-mère. À l’image de ces vestiges, l’entourage âgé de Jacquotte (son mari, des amis) semble marqué par les affres du temps, tel cet homme qui souffre de dégénérescence maculaire liée à l’âge ou encore son mari qui plaisante avec désinvolture de ses nombreux passages au cimetière. Les animaux partagent cette proximité avec la mort : Cavalier intègre dans le montage un oiseau agonisant, inapte au vol, ainsi que de nombreux animaux empaillés dont Jacquotte peine à sa séparer. Même l’extérieur de la vieille bâtisse semble répondre à cette logique de permanence du passé : ici un mariage lui rappelle celui de ses parents, là le tronc d’arbre gradué du jardin servait à mesurer la croissance du personnage petite fille…
À chacun de ses passages, Jacquotte répète le même rituel de résurrection (l’ouverture des fenêtres) et d’ « inhumation » (leur fermeture). Le cinéaste parle du lieu comme d’un petit musée intime, suspendu dans le temps, dans lequel le personnage se replonge par peur du présent et de l’avenir. À partir de 2004, la maison en ruine est progressivement vidée dans l’optique d’être vendue et rénovée. Lors de sa visite en 2007, il ne subsiste que le carrelage d’origine du vieux salon après sa rénovation complète. Un panoramique lie une déchirure dans la tapisserie murale et la douleur provoqué par la disparition de l’enfance de Jacquotte. Elle décide de conserver tous les objets de son passé — inutiles, de son propre aveu — dans le grenier de la maison. Ses souvenirs sont ainsi soigneusement rangés, préservés du temps. Une photo réunissant la vieille dame et Alain Cavalier concrétise leur amitié et par extension leur pulsion de sauvegarde : ce sont tous deux des archivistes, obsédés par la survivance des traces du passé.
Philippe, le portraitiste
Philippe Labro, journaliste, est également un archiviste. Mais contrairement à Jacquotte — donc à Cavalier lui-même –, une fois l’interview « dans la boîte », il déchire aussitôt ses notes de travail afin passer au sujet suivant. Dans ce portrait-ci, le cinéaste filme les coulisses et le plateau en infiltrant l’émission Ombre et lumière dont Philippe est le présentateur. Les méticuleuses préparations du journaliste et des stars qu’il interviewe (Alexandra Lamy, Francis Huster, etc.) ne laissent place à aucun accident du réel. Un exemple : Francis Huster se lance dans un numéro de cabotinage et prend les rênes de l’entretien, laissant Philippe spectateur de sa propre interview. La caméra documentaire qui enregistre tout sans distinction permet cette alternance entre la scène (le plateau de télévision) et les coulisses (le bureau de Philippe et les loges). Cavalier et Labro sont ainsi deux portraitistes aux méthodes différentes : le premier abolit les frontières, filmant à la fois l’interview et son retour vidéo, quand le second se repose sur les limites du cadre et le bannissement du hors-champ propre à la télévision. La pratique de Cavalier permet la complicité, un rapport plus intime à son sujet comme lorsqu’il capte à la volée une conversation téléphonique entre Philippe et sa fille entre deux enregistrements d’émissions, quand la pratique journalistique impose une distance. Le cinéaste rend visite à Philippe dix ans plus tard dans son bureau. Il est en train de déjeuner et lui présente fièrement les affaires qu’il a couvertes plus jeune (par exemple : l’assassinat de Lee Harvey Oswald en 1963). Cette dernière séquence déplace le rapport de force entre les deux méthodes à un niveau plus intime et apaisé.
Léon, l’artisan
Le segment de Léon présente de nouveau une symétrie, cette fois entre l’artisan au travail et la fabrication du documentaire. Alain Cavalier se filme, caméra à la main, dans un miroir. Dans le même plan cohabitent ainsi le reflet du cinéaste et l’objet de son documentaire : le cordonnier arménien bientôt à la retraite. Léon tient les chaussures comme Cavalier tient la caméra ; filmer les mains usées c’est donc une manière de penser l’esthétique caméra portée du film. Par ailleurs, plusieurs éléments renforcent la proximité des deux hommes, outre leur même année de naissance (1931) : par exemple, lors d’une pause déjeuner, Léon sort un plat de lentilles confectionné par sa femme. Cavalier fait alors le même geste et expose, devant sa caméra, un autre plat de lentilles, également préparé par son épouse, Françoise. Pour autant, le lien qui unit le documentariste et le cordonnier semble se construire à mesure que le temps s’écoule. Leur amitié apparaît bien plutôt comme le fruit d’une conquête qui se base sur le monde de la confession : Léon confie ses problèmes cardiaques à Cavalier qui, plus tard, lui apprendra en retour la mort de sa mère à l’âge de 102 ans. Le renforcement de leur lien d’amitié se ressent également dans l’exploration de l’espace intime de Léon. Vers la fin du portrait, Cavalier se permet ainsi de filmer les « coulisses » de la boutique du cordonnier, sorte de deuxième foyer où celui-ci fait sa toilette. Le temps passé à filmer Léon, à documenter ses derniers instants de travail avant la retraite a donc permis l’éclosion d’un deuxième sujet, plus précieux encore : la construction d’une amitié.
Daniel, l’obsessionnel
Daniel Issopo, comédien de théâtre et ancien cinéaste, vit reclus chez lui en raison de ses troubles obsessionnels compulsifs. Comme Cavalier, il entretient avec l’espace et les gestes un rapport particulier. En effet, les six portraits sont quasiment filmés dans des lieux uniques, souvent exigus (à l’exception du portrait de Bernard) et les gros plans sur les visages et les mains au travail sont nombreux dans le film. Lors d’une séquence au cœur du portrait, Daniel se lance dans un rituel méticuleux qui consiste à faire l’inventaire de tous les objets qui peuplent son appartement. Chaque pièce du foyer est balisée par une répétition de gestes (refermer les robinets, les fenêtres, etc.) retardant le départ du personnage. Cavalier, par son attention apportée aux moindres mouvements, le suit dans l’exploration des lieux et met en lumière sa propre obsession du filmage. Les TOC donnent au portrait une couleur presque expérimentale, comme si, à chaque arrêt de Daniel sur un objet, l’image subissait un bug, un effet glitch qui enfermerait le personnage dans une boucle temporelle. Ces troubles qui rythment le quotidien de Daniel sont révélés peu à peu, d’abord oralement lorsqu’il évoque ses « troubles d’expiation » et, plus tard, dans sa cuisine, lorsqu’il serre et desserre une boite de café ou quand il vide compulsivement une bouilloire par la fenêtre. Son obsession pour la propreté le contraint par exemple à nettoyer ses lentilles de contact plus que de raison. De même, il met en place tout un protocole pour se laver les mains. La méticulosité de Daniel donne lieu à une très belle scène où les adieux entre celui-ci et le cinéaste s’éternisent : il n’ose refermer la porte qui symboliserait la fin de l’échange entre les deux hommes. Une fois dans l’escalier, Cavalier ne stoppe pas immédiatement l’enregistrement et penche sa caméra en direction du vide, comme si son appréhension de l’espace avait été modifiée par sa rencontre avec ce personnage hors norme.
Guillaume, le chimiste
Guillaume, l’autre artisan de Six portraits XL, n’est pas vecteur du même effet de symétrie que celui qui lie Cavalier et Léon. Il est l’opposé du cordonnier qui ferme sa boutique pour prendre sa retraite quand le boulanger en ouvre une nouvelle ; l’un est au commencement de sa carrière quand celle de l’autre touche sa fin. Guillaume intéresse davantage Cavalier pour ses dons de chimistes, voire de magicien. Dans son métier, il transforme la matière, mélange les ingrédients de ses propres mains, toujours avec le même rythme, et fascine la caméra de Cavalier, comme s’il était le détenteur d’un secret : celui de la fabrication des pâtisseries. Cette obsession pour les réactions chimiques trouve son point d’orgue lors de la confection d’une ganache. Le documentariste peine à dissimuler sa gourmandise, il est d’ailleurs partie prenante de de la dimension spectaculaire de la fabrication en comparant les rideaux clos de la boutique, alors en pleine préparation, à ceux d’un théâtre avant la grande première : « tu vas jouer ta partition, ton texte » dit-il à Guillaume.
Mais Guillaume n’est pas le cœur de son propre portrait, du moins, pas seulement : autour de lui gravitent sa famille et son équipe fidèle qui s’affairent aux préparatifs de la nouvelle boutique. En cela, Cavalier brosse davantage le portrait d’une famille soudée dans le travail et au-delà, d’une communauté. Sa fille en est d’ailleurs le centre, elle qui transforme l’espace de fabrication en une aire de jeu se révélant complice avec le cinéaste qui lui demande si elle pourrait lui préparer un gâteau. La proximité avec les personnages trouve néanmoins ses limites : elle décline finalement la demande de Cavalier. C’est que la complicité entre le cinéaste et ses personnages est moins présente sur ce portrait-ci, il apparaît bien plutôt comme spectateur des confections de Guillaume que comme acteur de la communauté.
Bernard, le comédien
Bernard apparaît enfin comme le seul véritable acteur des six portraits. Il s’est d’ailleurs illustré en 1976 dans Le Plein de super, une fiction réalisée par Cavalier. Toute la vie de Bernard semble tourner autour de son métier d’acteur : au début, sa propre fille illustre ses talents d’imitatrice face à la caméra et rappelle à bien des égards la fille de Guillaume, qui elle aussi prenait plaisir à jouer avec l’appareil de prise de vue. Plus tard, au moment des répétitions, Bernard se transforme face à la caméra en ce personnage qu’il interprète dans sa pièce Motobécane (il enfile un casque et imite l’accent picard). C’est le seul extrait visible de sa pièce, Cavalier coupant la caméra systématiquement dès qu’il monte sur scène pour livrer sa performance. Le cinéaste le suit ainsi de 2005 à 2016 dans sa tournée des salles (de plus en plus grandes, de Paris à Avignon, témoignant du succès grandissant de l’acteur). Comme Léon, Bernard ne semble vivre que sur son lieu de travail (ici la scène) et ne ferait que dormir entre chaque représentation. Contrairement aux autres personnages de Six portraits XL, Bernard n’est pas rattaché à un lieu unique, son espace est itinérant, ce sont les planches du théâtre et sa vieille motobécane — unique accessoire du spectacle — qu’il trimballe de salle en salle. Ce tumulte de la scène, Cavalier l’observe de loin, depuis les coulisses ou alors il attend patiemment le retour de son ami dans les loges. Il avoue alors avec envie vouloir « être à sa place ».
L’écriture de Cavalier articule ainsi, à travers ces six portraits, une dimension auto-réflexive sur sa pratique artisanale du documentaire et le sentiment d’amitié indéfectible qu’il nourrit à l’égard de ses personnages. Cette dialectique s’exprime lors d’un échange entre le cinéaste et Jacquotte : « Si on touche à cette maison, on va changer tout » lui confie-t-elle d’un air triste, ce à quoi il répond « C’est ta vie qui va changer », comme s’il saisissait la dimension profonde de ce qui se cache derrière les petites phrases de circonstance. Ainsi, il comprend et révèle la douleur de son amie. C’est peut-être dans ce dévoilement du temps qui passe, de la mélancolie, que le film est le plus précieux et, in fine, le plus émouvant.