Dans la continuité de ses Six Portraits XL d’un côté et d’Irène de l’autre, Être vivant et le savoir rend compte d’amitiés profondes et de la finitude. Au cœur du film se trouve Emmanuèle Bernheim. Dans son livre Tout s’est bien passé, elle racontait comment elle avait accompagné son père vers une mort choisie. Alain et Emmanuèle ont le projet d’adapter ce livre : elle y jouerait son propre rôle et lui, celui de son père hémiplégique. En attendant de tourner ces scènes, le cinéaste s’imprègne de l’univers de son amie, filme les objets qui l’entourent, ses mains qui cuisinent et ses yeux bleus sous un bandeau qui recouvre sa tête – Emmanuèle vient d’apprendre qu’elle était atteinte d’un cancer et subit une chimiothérapie. C’est toutefois surtout dans la solitude que ces moments partagés avec l’amie malade mûrissent. La voix de Cavalier résonne alors, elle qui, dans un atelier aux allures de théâtre miniature, se fait l’écho des séquences strictement documentaires, en convoquant une mémoire récente ou plus ancienne. Le cinéaste y compose des natures mortes qui sont autant de manières de faire face à l’issue fatidique qui guette chacun. Cavalier fait affleurer ce qui nous unit aux animaux – chat et pigeon comptent parmi les personnages du théâtre de chambre – et aux plantes – notamment ces courges disposées telles des figures dressés, ou bien découpées et livrées à une fascinante déliquescence. Lorsqu’Alain décide de répéter la scène de la mort du père d’Emmanuèle, il dit viser une « dissolution dans le cosmos », embrassant ainsi non seulement son appartenance au vivant, mais aussi à la nature toute entière.
Quoi qu’il filme, Cavalier parvient à rendre visible la part de mort inhérente à la vie mais aussi, de manière moins évidente, la part de vie que contient la mort – rien ne se perd, tout se transforme. Le cinéaste met en scène deux types de mouvements : celui d’une plante qui croît et celui d’une toupie qui ne tourne que sous l’impulsion d’une main humaine. Si la vie et la non-vie cohabitent dans la nature, le point de bascule de l’un à l’autre reste fuyant. La religion apparaît dès lors comme une voie possible pour appréhender ce mystère. La figure du Christ, mort-vivant par excellence, devient l’un des personnages principaux du petit théâtre. Mais le cinéma lui-même offre peut-être un moyen plus rapide et plus sûr de ressusciter les corps. Bien que la caméra reste inerte, elle est ici portée, bousculée, reflétée dans des miroirs et réglée à vue. Elle se présente surtout comme un instrument révélateur – Cavalier embrasse ce qui se trouve devant lui à travers l’œilleton –, et un prolongement de la mémoire, sur cet écran où se rejouent des scènes déjà vues. Derrière la caméra, le filmeur, lui, ne cesse jamais de vivre et par là aussi de se rapprocher de la mort. À Emmanuèle qui s’inquiète de voir le tournage repoussé par sa maladie, Alain répond : « On fera le film avec ce qu’on est au moment où on tournera. » Voilà qui condense la nature même d’un regard unique, fondé sur l’attention portée à un présent pris dans l’inexorable fuite du temps.