Portrait en miroir
Voilà bien des années qu’Alain Cavalier, se voyant davantage comme un filmeur que comme un « director », a quitté l’industrie pour lui préférer un cinéma artisanal. Ce virage a consisté pour lui s’écarter de la grande machinerie des tournages et des projets aux temps de préparation interminables et à retrouver la simplicité du geste de filmer. Au théâtre équestre Zingaro, il a rencontré Bartabas et observé à plusieurs reprises ses entraînements matinaux avec son cheval préféré, Le Caravage. Fasciné par ce rituel, Cavalier cherche à y couler sa présence discrète, se plaçant assez à distance à l’autre bout du manège, sa main prolongée par une caméra légère. Nul doute que le filmeur reconnaît dans cette forme de discipline, dans cette régularité, et dans la façon dont le cheval et l’homme font corps quelque chose de sa propre pratique et du rapport entre lui et la machine. Dans sa série des Portraits, il cherchait déjà à dessiner en miroir à travers une mosaïque de portraits de femmes exerçant des métiers manuels, les contours de l’activité de filmer.
Respectueux du cérémonial muet que met en place chaque matin le cavalier, il efface tant qu’il le peut sa présence pour observer la course ou la danse du cheval. Tout aussi discrètement, il furète dans les coulisses, filme l’animal dans ce minuscule box qu’il nomme sa « chambre », et prend note des soins qui lui sont prodigués par autant de jeunes palefrenières ou vétérinaires. Comme un athlète, Le Caravage est bichonné autant qu’il est contraint, forcé, enferré dans un espace réduit et un emploi du temps strictement contrôlé. C’est bien cette tonne de muscles qui fascine le cinéaste, cette énorme masse organique qu’est une bête. Il l’observe déféquer ou pisser dans son box, il scrute comment on cure l’intérieur de ses sabots. La matière qui fait cette bête-là l’attire, lui que le prosaïque a toujours hautement intrigué.
De l’homme à l’animal
Un long plan fixe la bride qui va des mains de l’écuyer à la mâchoire du cheval. La relation entre homme et animal est au cœur de la fascination d’Alain Cavalier. Comment on le soigne, comment on le dompte, comment enfin naît une étrange relation aussi muette que le film. À l’entrée «A comme Animal» de L’Abécédaire de Gilles Deleuze, passionnants entretiens menés par Claire Parnet et produits par Pierre-André Boutang, le philosophe avoue qu’il méprise toute tentation d’anthropomorphisme de l’animal par l’homme, préférant entretenir un rapport animal à l’animal. Reprenant à notre compte la distinction établie par le philosophe, on peut se demander quel regard le film porte sur cette relation qui impose à la pauvre bête de voir sa crinière tressée et de se faire rabrouer lorsqu’elle se trompe dans ses pas de danse. Pourquoi choisir de vivre avec des animaux pour leur demander à ce point de singer les hommes?
La répétition des séances d’entraînement prend, filmée par Cavalier, des airs de rituel. Plus généralement, dans cette dernière période du cinéaste, la simplicité du familier cherche à se lier à une forme de transcendance. Il existe quelque chose qui relève très profondément de la foi dans sa façon d’observer le monde comme de le filmer. Au point que l’on ose à peine, en murmurant, avouer à ses fidèles que l’on a trouvé Irène d’une grande impudeur, à la limite de l’embarras, tant on a l’impression qu’on nous tancerait de cette incompréhension d’impie. Dans Le Caravage, on sent bien que le cinéaste voit quelque chose de sacré dans cette rencontre entre Bartabas et son cheval. Mais faute d’avoir la foi, on n’y voit qu’un animal qui tourne en rond une heure durant, bêtement.