Tendre et violent, triste et drôle, aussi bien traversé par le souffle de la vie que celui de la mort, Le Filmeur (2005) transformait un dispositif de « micro-cinéma » en une très grande œuvre, un présupposé journal intime prenant la forme d’une profonde et généreuse méditation adressée à chacun. Irène reprend le même dispositif et fait de la mini-DV un medium aux pouvoirs chamaniques dialoguant avec la mort. Une morte, une certaine Irène, compagne du cinéaste disparue en 1973 dans un accident de la route, pour laquelle Alain Cavalier cherche et trouve les moyens d’une incarnation puissante et bouleversante. Le mot est intimidant, mais il brûle tant les lèvres (les doigts en l’occurrence) qu’il doit être incontestablement lâché : chef d’œuvre.
Voici ce que l’on pouvait lire dans le journal La Poste daté du lundi 30 décembre 1895, deux jours après la première projection cinématographique : « lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue. » À la fin de la première décennie du XXIe siècle, grâce un certain Alain Cavalier, le moment d’accomplissement de cette prophétie est venu, dans un geste transcendantal qui semble repousser une frontière cinématographique. De quoi entrer en religion ; signalons que les plus parfaits mécréants y auront toute leur place, à l’exception de ceux qui ne croiraient pas que le cinéma est magique.
L’invocation
Irène fut la compagne d’Alain Cavalier jusqu’à son décès dans un accident de la route en 1973. Un terrifiant sommet de la mort arbitraire et banale. Il lui dit « attends un petit instant », elle répondit : « je pars ». Il a attendu longtemps ce jour-là, elle ne revint jamais. Foudroyé, le cinéaste est depuis un homme habité par cette mort, l’esprit peuplé par un film auquel il semble impossible de donner un corps. Près de quarante ans plus tard, le moment est venu, on ne saura pas pourquoi. Peut-être parce que cette saloperie de mort n’a de cesse de se rapprocher de lui ; il est plus que temps, comme dans Le Filmeur déjà, de lutter contre. Voici trois agendas : 1971, 1972, 1973. Avant de tenir son journal intime filmé à partir des années 1990, Alain Cavalier a consigné jour après jour son quotidien, avec sa graphie méthodique et son écriture précise, presque blanche. Dans ces trois années, Irène est « le sel, le levain de ces carnets, mais aussi le danger. »
Dans un moment de dramaturgie terrible et magnifique, une sentence surgit de ces agendas : « il reste six mois à vivre à Irène. » Par bribe et sans linéarité chronologique, on accède à cette relation passionnelle, d’une certaine manière redoutablement perverse, en tout cas pas sereine. Le cinéaste s’y retrouvait responsable du bien-être d’Irène. À ce titre, la culpabilité pointe ; « je crois que j’irais mieux si tu étais un metteur en scène célèbre » lui lance-t-elle un jour. Des reproches aussi, il lui fait boire du vin et lui aurait fait perdre la foi. Manque d’assurance et de reconnaissance, une enfance lyonnaise où elle a reçu, dit-il, « un coup profond dont elle ne s’est jamais remise. » Dont une de ces blessures qui ne se referment pas : l’impossibilité d’enfanter suite à un avortement. On accède à ces carnets par la voix du réalisateur, par le filmage, parfois les deux mêlés. La réussite du dispositif passe aussi par le génie du verbe de Cavalier, une langue choisie, intelligente et drôle. Il convient d’insister sur le timbre et le ton du cinéaste, sa douceur qui lui donne l’air d’une amicale proximité proche du chuchotement, mais aussi une dimension véritablement incantatoire proche de la litanie religieuse.
« Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face » : la tentation de l’hérésie
Cavalier cherche, tente le dialogue avec des figures de médiation, au sein desquelles plane une atmosphère hérétique, précisément autour de l’adoration des images. Par le biais de quelques photographies, trois précisément. Sur l’une d’elles, Irène assiste son chien dans l’agonie ; un regard protecteur, un sein en évidence : une vierge à l’enfant qui ne naîtra pas. Une autre, bucolique et champêtre, peu de temps avant sa mort, puis une troisième à l’âge de 15 ans. Irène est belle, d’une beauté magnétique presque anormale, dès l’adolescence, comme une sorte de malédiction. Le regard est grave, marqué à la fois par une intensité et un état de présence au monde incertain.
On passe aussi par d’autres images, des figures de médiation. Moment tordant (et point moqueur) et émouvant lorsque le réalisateur s’adresse à une affiche de Sophie Marceau disposée derrière la porte d’un placard. Il s’est procuré son numéro de téléphone mais ne parvient pas à le composer : impasse. Impossibilité de l’incarnation aussi lors de ce casting avec une comédienne aux faux airs de Romy Schneider. Cette tentation de l’hérésie culmine lorsque le réalisateur est à deux doigts de brûler les « Écrits », les fameux carnets, à l’aide de son camping-gaz. Plane alors la possibilité de l’échec de l’incarnation, d’une croyance en la possibilité d’un film. Jusqu’à un rejet physique par le réalisateur lui-même ; une terrible chute dans un escalator à cinquante mètres de l’endroit où il habitait lorsqu’il a rencontré Irène. Un vertige, au sens le plus large ‑physique, mental et temporel‑, suivi du déclenchement d’un zona. « Laisse tout tomber, tu es tombé dans l’escalier métallique » se dit-il.
L’incarnation
Aussi dissemblable qu’il puisse être aujourd’hui de celui de Robert Bresson (Thérèse était évidemment un très proche parent), le cinéma d’Alain Cavalier reste doté d’une véritable dimension spirituelle, et ici le mystère de l’incarnation, dans un sens religieux et en l’occurrence chrétien, doit être convoqué. Le réalisateur augmente ici sa capacité, déjà omniprésente dans Le Filmeur, à décomposer le réel pour le reconstruire selon une dialectique qui accomplirait un cheminement partant du concret et du matériel pour aboutir à l’abstrait, à l’idée et au spirituel. Pour employer les grands mots, il s’agit d’un cinéma de la transcendance au sens métaphysique, le dépassement de ce qui est présent ‑à l’image- pour en faire surgir une autre dimension, une réalité contenue mais non formulée ou montrée.
Ceci passe par la puissance suggestive de sa caméra-regard, accompagnée de la fulgurante poésie de son verbe. Cavalier attrape au vol, saisit l’instant fugace et le faussement anodin pour le transcender. Ce principe est ici porté très loin par de magnifiques jeux de correspondance et d’association. Si les figures de médiation (Sophie Marceau et le casting) conduisent à l’aporie, c’est par la médiation des objets que s’accomplit l’incarnation. On est tout à fait renversé lorsque cailloux et boules réfléchissantes méthodiquement disposés sur un lit font naître, quel trouble ! un pubis, le ventre d’une femme enceinte et l’éclairage d’une table d’opération. Ces rites fascinants accomplis avec ces objets de médiation sont même surpassés lorsque le cinéaste traque ombres et fantômes dans une chambre d’hôtel ou dans les couloirs interminables d’un vaste château forcément hanté. Le cinéaste y fait surgir une présence aussi puissante et concrète que diffuse et immatérielle : celle d’une morte nommée Irène.