Alain Cavalier, qui s’est lui-même surnommé, à travers un titre, « le filmeur », fait partie de ces rares cinéastes qui se servent tous les jours de leur caméra. Ses derniers films ne sont constitués que d’une infime partie des centaines, voire des milliers d’heures de rushes qui dorment tranquillement chez lui. L’Amitié, film modeste, est ainsi assemblé à partir d’images filmées au cours de ces dernières années. Le cinéaste a tour à tour rendu visite à trois hommes avec qui il a travaillé (Boris Bergman sur un projet de film avorté, Maurice Bernart sur Thérèse et Thierry Labelle sur Libera Me) pour en tirer, à nouveau, des portraits, mais aussi, et même davantage, le plaisir de prendre des nouvelles de vieux amis.
Les journaux filmés de Cavalier tirent leur grande singularité du rapport qu’ils entretiennent à l’enregistrement. Au lieu de commenter a posteriori les plans qu’il a tournés, comme ont pu le faire Jonas Mekas, David Perlov ou Ross McElwee, Cavalier parle ou commente ce qu’il filme, comme s’il composait une voix-off en direct. Ses films sont résolument ancrés dans un présent qu’il organise et met en ordre comme il le peut, avec un mélange de tendresse et de fausse approximation : il demande à ses amis de se déplacer d’un point à un autre, oriente leur regard, leur suggère d’adopter tel ou tel geste, etc. Autant de directives qui donnent la sensation d’assister à un making-of intégré à la matière même du film. Sa mise en scène, à la fois humble et précise, n’est dictée que par le cadre et la situation : lorsqu’il pose son œil sur l’œilleton de la caméra (il tient à la tenir de cette manière, et non à bout de bras), la frontière entre ce qu’il vit et ce qu’il filme s’estompe. L’objet de son regard a rarement semblé aussi modeste que dans ce film-ci. Boris boit du thé, Maurice fait la sieste, Thierry fume des joints dans la buanderie, non sans culpabilité (l’odeur du linge risque de s’en imprégner), tandis qu’Alain discute tranquillement avec eux, se remémore des souvenirs partagés, leur fait raconter des histoires, en profite pour filmer aussi leurs compagnes.
La démarche pourrait parfois sembler trop anecdotique (de fait, le film s’avère un peu mineur) si un discret génie n’était pas à l’œuvre. Grâce à lui, le film tire des scènes bouleversantes de moments anodins. Au début, un gros plan magnifique montre par exemple Boris écrire à la main les paroles de « Vertige de l’amour » d’Alain Bashung. Sans savoir encore que l’homme qui se trouve en face de nous est en réalité le parolier Boris Bergman, nous suivons des yeux sa plume allègre tandis qu’il réécrit par cœur le texte qu’il a composé en 1980. Une anecdote qu’il raconte en off permet soudain de prendre conscience de son identité, de sorte que le plan prend alors une autre dimension. Les mains, comme d’habitude depuis les 24 Portraits (qui partent d’abord des mains avant de dévoiler plus tard les visages), occupent une place centrale dans L’Amitié. Elles y apparaissent souvent tremblantes, abîmées (les ongles que ronge Thierry, les veines saillantes de Cavalier), mais le cinéaste les filme comme s’il n’y avait rien de plus gracieux au monde. Ouvert à toutes les épiphanies possibles (on l’entend d’ailleurs souvent commenter la qualité de la lumière), il promène son œil-caméra de façon intuitive, toujours surpris par ce qu’il attrape et par la beauté des scènes s’offrant à son regard. L’insouciance du film s’explique au fond par l’îlot qu’il représente au milieu d’un océan d’archives : Cavalier nous présente ces portraits-ci comme il aurait pu en montrer d’autres, et nous n’aurons pas accès aux raisons de son choix. En attendant les suivants, qui traînent sûrement quelque part, sur une étagère.