Ce nouveau film d’Alain Cavalier ne prend pas de détour pour faire appel à une dimension religieuse ; pour un film avec un tel titre, deux textes ne sont pas de trop, c’est ce que l’on propose. Ces articles élogieux approchent d’une manière assez contrastée la question du singulier mysticisme et de l’étrange sacré façon Alain Cavalier : de là-haut ou d’ici-bas ?
SACRÉ PROFANE (par Arnaud Hée)
Le cinéma d’Alain Cavalier… Dans cette simple formule se loge une évidence : l’auteur du Combat dans l’île (1962), à force d’opérer des soustractions à l’entreprise filmique (le plateau, les collaborateurs, les acteurs – même si Pater en organisait le retour en force par la présence de Vincent Lindon), a fini par fonder son propre art, immédiatement reconnaissable, à la fois complètement auto-centré et totalement dirigé vers le monde, à la rencontre des forces contraires de la vie et de la mort, habitées par elles. Le Paradis s’inscrit dans la lignée d’une entreprise partant de Ce répondeur ne prend pas de message, passant par La Rencontre, Le Filmeur ou Irène… Mais cette veine du cinéaste est moins identifiable qu’il n’y paraît, s’il y a bien une « signature Cavalier », point de répétitions, de reconductions : on est à chaque fois autant en terrain connu que dépaysé. Ce dépaysement intervient ici notamment par la voix. On a pour habitude qu’Alain Cavalier (nous) parle proche, de sa voix chaleureuse, avec ce timbre gourmand et ravi, dans une sorte de direct consubstantiel à l’acte de filmer. Le Paradis reprend ce dispositif, mais s’en écarte souvent, le cinéaste parle parfois de plus loin, d’un off plutôt que le in habituel, que l’on se représente mentalement comme un interstice entre un ici et un ailleurs, qu’il est tentant de rattacher à la dimension céleste du titre.
Lutte contre l’oubli
L’ouverture du film fonde cette tension ; un paon nouveau-né, affaibli et égaré, est recueilli. On le chérit, le protège. Mais le fil le reliant à la vie se rompt ; il s’agira désormais d’en prendre soin autrement, d’honorer « le tombeau du petit paon », surmonté d’une pierre maintenue par des clous solidement enfoncés par un vigoureux jeune homme. Cette sépulture agit comme un centre de gravité pour le film, on y revient au fil des saisons, défaire la végétation envahissante ou une épaisse couche de neige. C’est une façon de prendre acte du temps et de lutter contre son action – dont l’une serait l’oubli. Cette question des états successifs et des transformations liés au temps marquent profondément le cinéma d’Alain Cavalier, particulièrement l’interrogation et la captation de la frontière entre la vie à la mort. Il le rend sous la forme d’un passage particulièrement ténu ; il s’agit à la fois d’en prendre acte (le sommeil de son père, puis sa dépouille dans Le Filmeur, la menace de la maladie dans ce même film) et de lutter contre (l’acharnement à faire « réapparaître » l’aimée fauchée par une mort accidentelle dans Irène, en disposant des objets dans de troublantes mises en scène ou lors d’une chasse aux fantômes dans un château). Si Le Paradis se dote d’une dimension authentiquement testamentaire, c’est sous une forme non mortifère, presque allègre, en tous cas non définitive — chacun sait qu’il suffit de prendre rendez-vous avec son notaire pour amender son testament…
Prière sereine
Le Paradis est un objet épars, hétérogène, qui se décline en des jeux (sortes de cadavres exquis qui engagent le regard, la parole), en des présences qui font défiler les âges de la vie. Alain Cavalier parsème aussi son film de multiples saynètes où des jouets et figurines sont mêlées à des bouts de bois noueux, ceci dans de minimalistes mises en scène qui s’apparentent à des paraboles formulant une singulière mystique panthéiste – mêlant des composantes chrétiennes et les mythologies égyptienne ou grecque. De cette tension entre l’ici et l’ailleurs naît un dialogue entre profane et sacré. Il est particulièrement bien synthétisé lorsqu’Alain Cavalier fait le récit de la prise de sa première ostie : « un bonheur suprême, une phosphorescence intérieure ». L’effet fut puissant mais point durable (« Dieu et moi on s’est séparé, mais on se recroise de temps en temps » dit-il). Bien des années plus tard, c’est en absorbant un succulent rollmops acheté dans un supermarché qu’il rencontra la même lumière intérieure. C’est dire si la religiosité qui parcourt le film est syncrétique et joueuse, totalement convaincue et furieusement hérétique. Le Paradis est une tentative de se rassembler – le troublant dernier plan cosmique est en ce sens explicite –, Alain Cavalier accomplit ce dessein d’une façon déconcertante et émouvante : une prière sereine où l’acceptation de la mort s’accompagne de la certitude d’aimer la vie. Sous les auspices d’un vœu non pieux, formulé ainsi : « quitter la vie en pleine action, et en pleine liberté. »
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LE SACRE DU PRINTEMPS (par Josué Morel)
Le Paradis. Le titre est aussi mystique que ne l’est le film. Il n’est pourtant guère étonnant de voir Alain Cavalier arpenter les territoires de la spiritualité : depuis son virage intimiste vers le home-movie naviguant entre le documentaire et l’essai expérimental, il y a quelque chose d’en effet miraculeux dans la réussite de ce cinéma dont l’inventivité se conjugue avec une désarmante simplicité des effets. Le constat apparaît d’autant plus éclatant dans le cas de ce Paradis, où l’on ne trouve plus de trace d’un concept suffisamment fort pour supporter l’édifice filmique (à l’inverse du Filmeur), ni d’un fil conducteur bouleversant de dénuement (Irène), ou encore d’un acteur comme pivot d’un jeu permanent entre le réel et la fiction (Pater). Le Paradis, par son minimalisme extrême, révèle la nature de ce « miracle », sans pour autant complètement déflorer son mystère : la sublimation du réel par la douceur et l’acuité d’un regard dont la singularité comporte sa part d’énigme. On peut néanmoins s’attacher à le décrypter à l’aune ce qui l’anime : la sacralisation du quotidien, de ces petits riens auxquels Cavalier confère une aura symbolique, est certes depuis des années au centre de ses films et c’est avec une grande affection qu’on retrouve cette ritualisation de l’existence dans son dernier long-métrage.
Ainsi, lorsque Cavalier crée un petit mausolée à la mémoire d’un oisillon, à l’aide d’une pierre et de quelques clous rouillés, la visite et l’entretien de ce minuscule monument mois après mois, saisons après saisons, prend des allures de pèlerinage. Mais on a pourtant le sentiment, notamment face à de nombreux tableaux reconstituant des épisodes de l’Odyssée et de la Bible, que la stylisation très travaillée et pourtant si limpide au cœur du cinéma de Cavalier renverse ici le rapport de force entre le sacré et le réel. L’enjeu du metteur en scène apparait ici moins de transcender par le regard la force signifiante de nombreux objets ordinaires (des branches, un couteau, des jouets, un vase, etc.) que de les convoquer au sein de compositions tout entières tendues vers l’horizon de l’au-delà. Plutôt que d’invoquer le sacré ici-bas, le film vise ainsi, à l’aide de ces petits totems, à toucher du doigt le divin. Cette élévation spirituelle n’est toutefois pas à considérer à travers le seul prisme de la religiosité : le divin c’est aussi la beauté, c’est l’étourdissement que Cavalier appelle « ses mini dépressions de bonheur », c’est retrouver l’innocence d’être ébloui par la vie.
Le Paradis est en effet traversé par un souffle métaphysique dont la force tient autant à l’ambition un peu folle du cinéaste (le film ressemble par moment à un The Tree of Life lo-fi) qu’à la souveraine sobriété de sa mise en scène, pourtant impressionnante d’efficacité. Tout le génie de Cavalier réside dans ce don pour déceler dans le banal un potentiel d’incarnation : une pastèque fait office de barque de Charon, un couteau sous l’eau permet d’évoquer le sacrifice avorté d’Isaac par Abraham, une petite figurine robotique renferme la mélancolie d’un Ulysse enfin de retour sur les rives d’Ithaque (représentés par une fenêtre donnant sur l’extérieur) mais rêvant aux douces promesses de Calypso, etc. Le curieux projet est soutenu par la voix du cinéaste qui permet, par son phrasé ronronnant matrice des digressions les plus délicieuses (dont on ne dira rien, tant elles sont une composante essentielle dans le plaisir, réel, que l’on prend devant ce film souvent facétieux), de faire surgir l’émotion dans le cadre. Il ne faudrait toutefois pas réduire cet art de l’intime à ses seuls attraits littéraires et oratoires : au-delà de ce commentaire se déploie également un art subtil du cadrage et de la capture de l’instant, qui apparait ici plus particulièrement au fil d’entretiens et de rencontres au cours desquels on distingue, au détour d’un sourire ou d’un visage filmé jusqu’à faire naître un trouble que l’on ne peut complètement expliquer, la volonté de replacer l’humain dans quelque chose qui l’englobe mais aussi le dépasse.
Le parallèle peut paraître étonnant, mais on ne peut s’empêcher de voir dans ce rapport commun de la mise en scène au sacré – et au regard d’une série de coïncidences qui rapproche les deux films (leur durées respectives, la jeunesse et la débrouillardise de leurs auteurs pourtant doyens, la musicalité d’une voix usée) – un lien ténu mais réel entre Le Paradis et Adieu au langage, deux œuvres en apparence modestes et pourtant si amples, dont la force ludique est indissociable d’une croyance dans l’art à restimuler l’existence. Dépouillés d’un cadre narratif et du poids du sujet (les films ne formulent pas un message, mais dévoilent plutôt une subjectivité qui tend à embrasser tout l’univers), Adieu au langage et Le Paradis incarnent une certaine pureté du cinéma et laissent entrevoir sa quintessence : un œil qui se pose sur le monde, s’émerveille de sa richesse et le nourrit de son propre regard. Comme si après le temps des films funéraires (la mort du cinéma pour Godard à l’œuvre dans ses Histoire(s) du cinéma, le spectre d’Irène et l’introspection d’une vie chez Cavalier) semblait venue l’heure du printemps pour des cinéastes dont les pupilles semblent plus que jamais contractées vers l’infini du firmament.