Parce que le souvenir de l’immense plaisir éprouvé devant La Famille Tenenbaum, troisième long métrage de Wes Anderson, est encore vivace, l’envie d’aimer profondément ce cinquième rendez-vous était grande. Déjà moyennement convaincant, La Vie aquatique réussissait néanmoins à tutoyer la grâce, au gré de quelques scènes joyeusement foutraques. Wes Anderson n’a pas son pareil pour offrir une vision du monde légèrement déformée, passée au filtre d’un univers lettré et raffiné, un peu anesthésié, entre dépression ouatée et humour pince-sans-rire. Que ses films prennent pour décor un lycée (Rushmore), New York (La Famille Tenenbaum), les fonds marins (La Vie aquatique) ou l’Inde (À bord du Darjeeling Limited), c’est le même ton, mi-burlesque mi-grave, qui prévaut : Wes Anderson a un regard et un langage immédiatement identifiables, dans lesquels l’on peut se couler avec plaisir et curiosité, avec la quasi-certitude que quelque chose d’intrigant va se passer.
Sans doute le cinéaste est-il un peu trop conscient du pouvoir quasi-hypnotique de ses images, car À bord du Darjeeling Limited laisse un goût désagréable de bâclé, comme un élève doué qui s’appuie un peu trop sur ses facilités et finit immanquablement par décevoir. L’histoire est – on peut déjà le dire malgré la courte filmographie du réalisateur – typiquement andersonienne : trois frères (incarnés par Owen Wilson, Jason Schwartzman et Adrien Brody), fâchés depuis la mort de leur père, se retrouvent à l’initiative de l’un d’eux pour un voyage en train à travers une partie de l’Inde. Le but : oublier les différends, se rapprocher pour mieux se comprendre et atteindre une spiritualité qui fait défaut à chacun d’entre eux. Bien sûr, rien ne va se passer comme prévu. Contrairement au film qui, dès le départ, donne le ton : ces trois pieds nickelés qui prennent la pose dans des plans fixes, empêtrés dans des looks improbables (bandages sur le visage d’Owen Wilson, moustache très 1983 de Jason Schwartzman, lunettes noires vissées au profil atypique d’Adrien Brody), chargés de valises siglées identiques, sont de purs personnages sortis tout droit de l’imagination farfelue de Wes Anderson, toujours aussi attaché aux silhouettes très dessinées de ses « créatures ». On est presque dans la bande dessinée, dans un univers bric-à-brac ni fantastique ni réaliste, maniéré et précieux mais terriblement attachant. Le monde que propose Wes Anderson ressemble à ces rêves dans lesquels le quotidien est très légèrement déformé par un je-ne-sais-quoi indéfinissable, au charme instantané.
Oui, mais voilà : cela ne suffit pas. Réfugié derrière un humour froid et distancié, véritable marque de fabrique, Wes Anderson ne parvient jamais à émouvoir. Pourtant, ça n’est pas faute d’essayer : entre l’enterrement d’un enfant suite à un tragique accident dont nos héros sont les protagonistes, et des retrouvailles avec une mère perdue de vue et peu débordante d’affection, les occasions ne manquaient pas. D’autant que le rapprochement entre les trois frères, véritable fil rouge du film, offrait au réalisateur la possibilité de glisser progressivement de l’approche post-burlesque qui le caractérise (comique de geste très chorégraphié, plans composés avec minutie) à une forme de naturalisme que le décor naturel (l’Inde, ses paysages, ses habitants) justifiait pleinement. Las : l’Inde n’intéresse absolument pas le cinéaste, qui s’en sert comme d’un accessoire luxueux joli à regarder sans jamais en exploiter les potentialités. L’on pourrait aussi bien être au Gabon ou au Pérou : Wes Anderson ressemble finalement beaucoup à ses personnages, êtres désincarnés qui semblent peu s’émouvoir de ce qui les entoure. Difficile alors de ne pas se désintéresser d’une histoire dans laquelle personne – ni le cinéaste, ni les comédiens – ne semble s’être investi émotionnellement.
Il ne faut pas pour autant perdre espoir en Wes Anderson : en prélude au film, un court métrage, Hotel Chevalier, bouleverse plus en dix minutes que le film qui suit en deux heures. Le personnage incarné par Jason Schwartzman dans Darjeeling Limited retrouve son ex-petite amie (Natalie Portman) dans la luxueuse suite d’un hôtel parisien. Et puis ? Rien. Et pourtant, dans les silences entre les deux personnages, dans la répétition obsessionnelle d’une chanson au parfum délicieusement suranné, dans le mystère des bleus qui parsèment le corps de Natalie Portman et font écho aux bleus au cœur de Jason Schwartzman, l’on retrouve le Wes Anderson des débuts, où la forme (extrêmement maîtrisée) est entièrement au service d’une histoire de rien du tout, fragile de bout en bout, mais portée par la grâce de comédiens ravis d’habiter des personnages en lesquels tout le monde (réalisateur, comédiens, spectateurs) a envie de croire. Espérons que Wes Anderson saura retrouver cette foi pour son prochain long métrage.