[POUR] Extase statique (par Alexis Gilliat)
D’une histoire aussi extrême et héroïque qu’inerte et finalement moralisante, Danny Boyle tire un film d’une efficacité saisissante, par la grâce d’une réalisation si nerveuse qu’elle en énervera sans doute quelques-uns, mais qui témoigne surtout d’une virtuosité qu’on rechigne bien souvent à lui reconnaître.
Il y a plusieurs années, Danny Boyle avait songé transposer l’histoire d’un otage irlandais du Djihad islamique, enchaîné durant quatre années (faire la conversion en heures…) à un radiateur ; plus qu’une simple lubie, de toute évidence. En dépit de son caractère exceptionnel, le script de 127 heures n’était a priori pas mieux armé pour séduire un studio, mais le succès (excessif) de Slumdog Millionaire aura cette fois permis de donner corps au projet. Heureuse conjonction : quelle que soit l’estime qu’on porte au genre, il eût été dommage de produire un documentaire comme le souhaitait initialement Aron Ralston (celui qui a véritablement été au fond du gouffre), quand on voit ce que le réalisateur a su extraire de cette matière. Le volet « rédemption de l’individualiste/renaissance au monde d’un ado attardé » de l’expérience traversée par l’alpiniste en laissera sans nul doute certains de marbre – Dame Nature se prendrait-elle pour Jigsaw… Manque peut-être l’ironie cynique d’un Buried, cousin claustrophobe, mais quelle que soit la teneur ou la portée du message qu’il véhicule, Danny Boyle persiste à être l’un des cinéastes les plus excitants (et excités) de l’époque, et les réserves qu’on pourrait exprimer se trouvent comme étouffées par la puissance de feu qu’il déploie.
Trop « commercial » (alors qu’habitué aux budgets modestes), presque vulgaire pour ses détracteurs, Boyle n’est pas ce qu’on appelle un « auteur » ; si avouer son admiration pour un Lynch, un Cronenberg voire un Fincher ouvre généralement un entre-soi, il est moins aisé d’évoquer son affection pour la recherche formelle entreprise par le Britannique, dont on retrouve la trace jusque dans ses films jugés passables ou ratés. Pourtant le fait est qu’il « a raison », si l’on peut dire. Les premières minutes de 127 heures, spectaculaire mélange d’esthétique para-publicitaire tendance pub Décathlon, de musique hype, de photo saturée, de couleurs exacerbées et de montage survolté, sont à ce titre exemplaires. Ralston s’extirpe de la ville, fond sur les canyons, et pas l’ombre d’un doute ne vient obscurcir le dynamisme juvénile de l’image (réjouissante superficialité), l’emballement de ce réalisme orangé qui vire presque à la fantasmagorie. C’est peut-être « incroyablement clinquant », « incroyablement tape-à‑l’œil », entendra-t-on, mais c’est donc avant tout « incroyable », et le moindre des mérites du cinéaste ne sera pas de révulser quelques ultras.
Cette ouverture cinglante, clipée, filtrée, splitée, est un premier coup de force, annonciateur de ce qui va suivre, lorsque le mouvement naturel de la narration sera entravé au sens strict. Le second coup de force de la pyrotechnie boylienne, pour les besoins de laquelle le cinéaste s’est associé pas moins de deux directeurs photo, histoire de varier les approches, c’est que jamais le mouvement ne cesse, lorsque le principal élément de mobilité de ces premières minutes se retrouve prisonnier d’une faille rocheuse… comme prévu. Drame, survival et même par instants comédie, 127 heures est un huis clos en pleine nature, un film d’action qui anime jusqu’à l’immobilité de son objet/personnage quasi unique, selon l’exigence du réalisateur, dont on peut penser que le défi narratif bien plus que la force d’un quelconque message l’a entraîné dans un tel projet. L’occasion était belle de produire un film « expérimental » (expérience cinématographique greffée sur une expérience humaine), nouvel exercice pour sa méthode, en plus d’être le prolongement d’une étude de la survie qui porte la griffe du monsieur. Soit un homme coincé par le bras, livré à lui-même : jusqu’où peut-il aller pour survivre (jusqu’où irions-nous) ? Cet enjeu, s’il happe le spectateur (belle implication de ce dernier dans la mesure où il a plus de chances de se coincer la main dans le siège pliant en essayant de récupérer son popcorn), intéresse moins Boyle que le suivant : soit un homme coincé par le bras, livré à lui-même… Comment en produire le spectacle ? Puncheur hors normes, le Britannique instille une intensité étonnante au récit (quand d’autres peinent déjà à rendre un tant soit peu vivace leur road movie…), capté par l’arsenal des angles, prises de vues, mouvements et gadgets (sonde comprise) à sa disposition dans ce réduit, dont il s’évade judicieusement à quelques reprises ; le « son et images » qui résulte de ce virevoltant montage se fait tension dramatique.
Entre flashbacks et visions fantasmatiques, « entractes » vidéo, lutte, désespoir et auto-dérision amère (Franco fut notamment choisi pour son potentiel comique de showman, entrevu par Boyle dans Délire express), la frénésie et les stases du « je » piégé scandent un cheminement psychologique mis en scène non seulement par le réalisateur, mais aussi par le personnage lui-même, filmé en train de se filmer ; excellent prétexte pour passer en revue l’éventail graphique des différents régimes d’image, en passant de la caméra pro du cinéaste à l’appareil photo numérique ou au caméscope dont disposait Ralston, entre autres équipements finalement moins nécessaires qu’un simple couteau qui coupe… Vient la livre de chair, l’auto-amputation inéluctable (rendu telle), l’insoutenable soutenu : le film entier afflue vers ce pic de tension, radiographié au sens littéral, redouté et espéré comme l’était au début l’instant de « l’accident ». Boyle réintroduit le suspense, l’énergie là où devaient régner l’inertie et la reptation d’une conscience vers le sacrifice. La catharsis du narcisse ne nous intéresse ensuite que dans la mesure où elle a proposé le spectacle d’un Ralston-Franco devenu avec un naturel presque inquiétant acteur et réalisateur de son numéro tragique, avant d’offrir un adieu touchant. L’occasion de constater que James Franco, acteur le plus overbooké d’Hollywood ces temps-ci, a formidablement survécu aux longues prises imposées par son metteur en scène. Il s’en trouvera toujours pour ergoter sur le potentiel d’un acteur trop « jamesdeanien » pour être évalué honnêtement ; il fait ici la preuve de son intelligence de jeu – et on mesure les années que Spider-Man lui aura fait perdre.
127 heures vaut donc par lui-même, c’est entendu, mais prend également place dans le déroulement d’une œuvre qui émerge un peu plus à chaque tentative, aboutie ou non, et assume sa part de divertissement (quitte à en payer le prix). À l’heure où beaucoup, par un renversement coutumier, réévaluent in ritardo l’importance d’un Tony Scott (et poussent la bascule jusqu’à snober Ridley, tant il est vrai que les communards ont toujours fait d’excellents boulangistes), on ne peut manquer de saluer en Danny Boyle ce talentueux formaliste qui saurait probablement faire d’un beurrage de tartine le thriller de l’année.
[CONTRE] Le pornographe (par Arnaud Hée)
Quelque chose qui rend sourd et aveugle, mais qui n’est pas ce que vous croyez… On pensait peut-être avoir tout vu de Danny Boyle, mais on doit reconnaître qu’il n’est pas un bras cassé et dispose d’évidentes ressources : 127 heures fait monter les enchères de son « world cinema ». Gros malaise dans la représentation.
127 heures serait un survival en roue libre. Comme ça, pour l’égoïste plaisir de Danny Boyle et du public, semblable à celui d’Aron, cabri bondissant à pied ou en vélo parmi les canyons. Ceci alors que ce nigaud n’a prévenu personne, oubliant même – quelle tête en l’air ! – son couteau suisse dans une étagère de son appartement. Message éducatif lancé à tous les écoliers du monde : bien « faire son sac », comme on dit dans le jargon. Le déploiement de moyens est à la hauteur de cet enjeu d’avenir pour l’humanité. À force de faire l’imbécile (on a bien essayé de le prévenir), Aron glisse, se rétame au fond d’une gorge, avec le bras coincé sous un gros rocher. Et voici le spectateur avec un film au moins aussi lourd sur l’estomac, avec son auto-amputation attendue, gage de toutes les audaces, visuelles mais aussi morales. Car si l’on trouve le courage de s’arracher un bras, c’est pour pouvoir aller planter sa petite graine dans une belle plante. La semence ne ment pas, halte à la branlette ! Dans un art consommé du contre-pied, Danny Boyle met en œuvre un imaginaire visuel clipesque précisément masturbatoire. Ce qui n’étonne en rien de sa part, mais voilà le vilain pris la main dans le caleçon.
Danny Boyle serait un inoffensif faiseur d’image, un amuseur de foire, et, par conséquent, pas un auteur, cette espèce un peu prétentieuse qui déploie un regard sur le monde. Sauf qu’il fait précisément état de cela. Il s’agit non d’un sous-texte – le fameux « message » contenu par le film –, mais d’un sur-texte qui s’impose avec un autoritarisme qui le rapproche d’un Yann Arthus-Bertrand ayant épousé Leni Riefenstahl en secondes noces. 127 heures fait notamment intervenir un impressionnant arsenal de régimes d’images, de la plus haute à la plus basse définition, mais, on s’en doutait, l’objet ne s’avère point godardien (cf. Film Socialisme), Danny Boyle ne mange pas au râtelier de cet auteurisme béat et flétri. L’usage qu’il en fait représente précisément l’exact contraire de l’expérience du regard, c’est pour ne pas perdre la moindre image et n’en donner surtout aucune : tout faire, tout savoir, tout voir. Outillage panoptique allant des entrailles du corps en passant par la vidéosurveillance jusqu’aux effets Google Earth, on se trouve bien en présence d’un fantasme de surveillance généralisée du regard et de la conscience de l’image, dont l’appauvrissement complet est décrété, espérance fondatrice de ce cinéma.
On frémit franchement quand on se figure comment le réalisateur se représente le public. La seule liberté de ce dernier étant de se demander quand et comment il – Aron et le spectateur en quelque sorte confondus dans une même entité – va se défaire de cette captivité. Le regardant devient un être dépourvu d’imaginaire, auquel il faut fournir toutes les images en lui niant toute capacité d’imaginer, de former la moindre image à lui à partir de celle d’un autre. Enrégimentement du couple image-spectateur, auquel on interdit de (re)faire le film à partir de ce qui lui est montré. Seul point de vue possible : celui de l’énonciateur. Disparition du spectateur, de son regard et de son imaginaire, fantasme de la passivité généralisée, on ne peut nier qu’il s’agit d’un regard porté sur le monde. On dispose toutefois encore du choix de ne pas partager ce rêve boylien qui est aussi celui des plus méprisables marchands. Film d’auteur ? Vision très personnelle des choses quoi qu’il en soit.