Avec Buzz l’Éclair, sorti le 22 juin, Pixar recycle son célèbre astronaute et quitte la chambre d’Andy pour explorer de lointaines galaxies. L’occasion de revenir sur la notion de territoire et le motif récurrent de la frontière, qui imprègnent l’imaginaire du studio depuis ses débuts.
En 2017, Coco s’ouvrait sur un lent travelling vertical qui survolait une silhouette agenouillée au pied d’une tombe, avant de se fixer sur un papel picado coloré, une feuille de papier ajourée où se détachait en lettres perforées le titre du film. En un bref et unique mouvement de caméra, cette entrée en matière relativement anodine condensait pourtant tous les signes d’une maîtrise technique et visuelle parvenue à maturité : lueur tamisée des bougies, pétales de fleurs dispersés sur l’herbe et poussés par le vent, subtiles arabesques des fumées d’encens et jeux de perspective reléguant le coucher du soleil au flou de l’arrière-plan.
Pour mesurer le chemin parcouru par les studios Pixar, il faut remonter à Toy Story (1995), dont la sortie constituait un défi d’une autre ampleur : proposer le premier long métrage entièrement réalisé en images de synthèse, une technologie encore rudimentaire et largement associée, dans l’esprit du public, à la froideur des ordinateurs. Après avoir remporté ce premier pari, Pixar assoit sa réputation en même temps qu’il repousse les limites de l’animation 3D, élargissant par paliers le périmètre du représentable. Aux approximations du visage de Sid et du pelage de son chien Scud succèdent ainsi plusieurs réussites éclatantes, de la fourrure de Jacques Sullivan (Monstres et Cie, 2001) aux scènes d’action crépusculaires des Indestructibles 2 (2018), en passant par les carrosseries de Cars (2006), la chevelure rousse de la princesse Mérida (Rebelle, 2012) ou les chairs translucides de Coco (2017). Sur le plan technique comme sur le plan narratif, chez Pixar, tout est affaire d’obstacles à surmonter et de territoires à conquérir : plus encore que la petite lampe bondissante, c’est sans doute le couple fondateur du cow-boy et de l’astronaute qui symbolise le plus fidèlement l’ambition expansionniste du studio.
L’aventure intérieure
Le rapport qu’entretient Pixar avec la notion de frontière et de territoire n’a pourtant rien d’univoque et son ambivalence s’inscrit à l’écran dès les premières minutes de Toy Story : Buzz l’explorateur prend son envol « vers l’infini et au-delà » et, après une série de rebonds et de loopings hasardeux, s’accroche à un petit avion en suspension qui le fait tourner en rond quelques secondes sous le plafond avant de le ramener à son point de départ, le lit d’Andy, où l’attendent les autres jouets. D’emblée, l’idée d’un univers illimité est ainsi tournée en dérision (qu’on songe aux petits aliens enfermés dans leur distributeur et convaincus que le grappin qui les surplombe est une divinité toute-puissante) et la trajectoire de Buzz consistera principalement à accepter sa condition de jouet en troquant l’enthousiasme naïf de son célèbre slogan pour la devise plus mesurée de Woody : « There’s no place like home. » Un éloge de la modestie qui imprègne l’ensemble du catalogue Pixar, des aventures de Flash McQueen, voiture de course découvrant le charme suranné d’un petit patelin tombé dans l’oubli (Cars), à celles de Bob Razowski, apprenti monstre confronté à sa propre médiocrité (« I’m okay just being okay », Monstres Academy, 2013).
À l’échelle d’une filmographie comptant désormais près d’une trentaine de longs métrages, les studios Pixar se sont relativement peu intéressés à la dimension purement géographique des espaces à explorer. Les progrès techniques se sont certes traduits, à l’écran, par quelques belles conquêtes à la fois visuelles et territoriales, à commencer par les fonds marins du Monde de Nemo (2003), mais le point culminant de ce premier mouvement d’expansion intervient finalement assez tôt, dans l’euphorie d’une danse nuptiale entre deux robots, perdus au milieu de la galaxie et propulsés par le jet vaporeux d’un extincteur (WALL-E, 2008).
Le véritable désir d’exploration de Pixar semble se déployer de manière plus originale : au début de Toy Story 2 (1999), Woody tombe des mains d’Andy vers un jeu de cartes étalé au sol, qui se dérobe au dernier moment pour laisser place à une poubelle où des carcasses de jouets abandonnés tentent d’attirer le shérif vers de nouveaux abysses. Dans Là-haut (2009), la maison de Carl est quant à elle cernée par un véritable récif de gratte-ciels et de promoteurs aux dents longues, obligeant le vieil homme à prendre la fuite par la seule issue possible : le ciel. Du cauchemar de Woody au rêve de Carl (la maison tractée par son nuage de ballons n’est pas ouvertement désignée comme une chimère, mais n’en demeure pas moins une vision profondément onirique), on retrouve la même conception d’un espace moins géographique que mental, dont la découverte serait plus introspective que picaresque, travaillée par un au-delà situé dans une autre dimension, plutôt que dans un autre territoire. En somme, chez Pixar, on avance moins qu’on ne tombe ou qu’on ne s’élève. C’est l’horizon de Monstres et Cie, avec ses portes ouvrant sur des chambres d’enfant, mais aussi de Coco et de son royaume des morts, ou encore de Soul (2020) et de son « Great Beyond ». Au début de Vice-versa (2015), le spectateur fait ainsi face à un écran noir et la voix off de Joie l’interpelle d’un ton désinvolte : « Est-ce que vous vous êtes déjà demandé ce qui se passe dans la tête des gens ? » Il s’agira ensuite, 1h30 durant, de sonder la psyché tourmentée de la petite Riley et d’étudier dans le moindre détail l’engrenage dépressif qui menace de la faire sombrer : l’ultime frontière est intérieure.

Sous le capot
Vice-versa s’ouvre sur les images d’une salle de contrôle. Joie, seule face à son pupitre, appuie sur un bouton qui déclenche le premier sourire de Riley et fait naître un premier souvenir heureux. À mesure que le tableau de commande se complexifie, de nouvelles émotions – Tristesse, Peur, Dégoût et Colère – rallient Joie pour tirer les « ficelles » de Riley, véritable personnage-marionnette. Au-delà même de l’ambition relativement audacieuse qui a successivement mené Pixar sur le terrain de l’inconscient, de la mémoire ou encore du deuil, cette tendance à l’introspection s’inscrit plus largement dans un élan réflexif qui fait des meilleurs films du studio de véritables miroirs du processus créatif. Autrement dit, il ne s’agit plus seulement d’explorer l’âme des protagonistes, mais d’ouvrir la fabrique à récits elle-même pour exhiber le travail de l’écriture et de l’animation.
On entrait déjà dans Toy Story par l’intermédiaire d’un personnage de démiurge, le petit Andy, dont les mains animaient la troupe des jouets rassemblés autour de Woody (initialement conçu comme une marionnette de ventriloque). Même ouverture en trompe-l’œil dans Monstres et Cie, où le face-à-face entre un monstre et un enfant terrifié se révèle être une simple mise en scène, organisée dans une chambre factice par une évaluatrice mécontente du résultat obtenu. Plus tard, Bob et Sullivan tenteront de retrouver la porte de la petite Bouh en parcourant la réserve de l’usine, immense dédale de paliers montés sur des rails et coulissant à l’infini comme autant de ramifications narratives à emprunter. Ce carrefour labyrinthique, également présent à la fin de Toy Story 2 sous la forme d’un enchevêtrement complexe de carrousels à bagages, témoigne bien de ce goût prononcé pour la mise en miroir, qui consiste à entrer dans le cœur du réacteur au moment même où le récit en cours reste suspendu à la croisée des possibles. « Tout cet endroit est hypothétique », explique tranquillement 22 à Joe Gardner au début de Soul, alors que le professeur de musique découvre le « Great Beyond », où des centaines d’âmes en mal d’incarnation attendent leur tour comme des personnages en quête d’auteur.
La naissance des protagonistes est d’ailleurs souvent représentée à l’écran, que ce soit de manière directe (l’éclosion d’un poisson-clown dans Le Monde de Nemo, celle d’un dinosaure dans Le Voyage d’Arlo, 2015) ou détournée (la course des âmes vers la Terre dans Soul ou le babil amoureux des deux robots de WALL-E). Plus récemment, on pense aussi à Forky, la fourchette en plastique de Toy Story 4 (2019), créée de toutes pièces par la petite Bonnie (« she literally made a new friend », tentera d’expliquer Woody en présentant le nouveau jouet à ses camarades). Les personnages de Pixar ne cessent ainsi de se faire et de se défaire sous nos yeux. Dans Ratatouille (2007), l’esprit du chef Gusteau flotte au-dessus de Rémy sous la forme d’une silhouette éthérée avec laquelle le jeune rat partage sa passion pour la cuisine. Plus tard, la rencontre avec Alfredo entraîne une inversion des rôles : caché sous sa toque, le rongeur devient à son tour un pur esprit auquel le jeune commis prête son corps dégingandé (« J’ai un petit chef qui me dit quoi faire »). De manière générale, les personnages de Pixar sont souvent pris dans de drôles d’attelages, des combinaisons plus ou moins étranges d’âmes flottantes et de corps improbables, comme les deux adolescents d’En avant (2020) promenant derrière eux un « demi-père » provisoirement ramené d’entre les morts.

Rendre l’âme
Avant de prononcer la formule magique qui le ressuscitera des pieds à la ceinture, Ian, le héros d’En avant, rêve à la conversation qu’il aurait avec son père si celui-ci était encore en vie. En s’aidant d’un enregistrement audio et de vieilles photographies accrochées au mur, il se laisse bercer quelques instants par l’illusion d’un dialogue véritable, avant qu’une réplique dissonante ne vienne rompre le charme. Plus tard, l’adolescent fera à nouveau appel à son imagination pour matérialiser un pont invisible tendu au-dessus d’un précipice et prêt à s’effondrer au moindre signe de doute ou d’appréhension. Au-delà de la morale éculée du film sur le retour de la magie et la confiance en soi, cette image du pont suspendu dans le vide (que l’on retrouve d’ailleurs dans Coco et dans Soul) offre le parfait symbole du rapport singulier qu’entretient Pixar avec l’idée de frontière : s’il s’agit bien d’accéder à un nouveau territoire et, en chemin, de surmonter l’obstacle d’une psyché entravée par la peur, l’enjeu véritable se joue et se rejoue à chaque pas, dans la possibilité même de faire exister la matière, d’arracher l’être au néant, c’est-à-dire, en un mot, d’animer l’espace et les créatures qui le peuplent.
Dès Toy Story, le passage récurrent du mouvement à l’inertie rythmait les péripéties des jouets d’Andy, contraints de cacher leur existence parallèle aux regards humains. De la même façon, les personnages de Pixar se tiennent souvent au seuil de l’apathie (les super-héros clandestins des Indestructibles, 2004), de la désuétude (le robot de WALL-E, la voiture de Cars), voire d’une perte totale d’identité (la démultiplication de Buzz dans Toy Story 2, puis sa réinitialisation dans Toy Story 3, 2010). Dans Le Monde de Nemo, le personnage de Dory souffre de troubles de la mémoire immédiate et ne cesse de reconquérir sa propre personnalité en arrachant des bribes de souvenirs à l’irréversibilité de l’oubli, partout figurée par l’obscurité des grands fonds. Dans Coco, on parle de « dernière mort » pour évoquer à demi-mot les disparus auxquels plus personne, dans le monde des vivants, ne songe à rendre hommage. Comme eux, Bing Bong, l’ami imaginaire de Vice-versa tombé aux Oubliettes, est condamné à partir en fumée, perdu au milieu d’un océan de souvenirs obsolètes.
De cette angoisse du néant, les films produits par Pixar ont toujours su tirer leurs scènes les plus émouvantes, replaçant au centre du dispositif narratif le processus d’animation lui-même, mis en abyme dans toute sa précarité et sa puissance mêlées. On pense notamment à la fin de WALL-E, où le petit robot perd son individualité pour retomber dans l’anonymat d’un simple compacteur d’ordures, répondant aveuglément à la consigne pour laquelle il a été programmé. Après avoir tout tenté pour le ranimer (c’est-à-dire, à proprement parler, lui rendre son âme), EVE finit par se résigner, quand un subtil réajustement de la carcasse métallique ramène soudain sur le visage de WALL-E son fameux regard effarouché, en même temps que la singularité de son caractère. Coco s’achève sur un mouvement similaire : quelques notes de « Remember me » fredonnées par Miguel rendent peu à peu la mémoire à Mama Coco, dont le visage, ride après ride, s’anime littéralement sous nos yeux. Quant au dénouement de Toy Story 3, il avance sur le même fil étroit pour en tirer un véritable numéro d’équilibriste : après avoir transmis ses vieux jouets à Bonnie, Andy s’éloigne pour l’université sous le regard figé de Woody, contraint de feindre l’inertie en présence de la petite fille. Le spectateur est alors invité à anticiper l’émotion qui ne pourra manquer de submerger cette figure faussement inanimée aussitôt qu’elle sera libre de l’exprimer, et le film se clôt ainsi sur une acmé mélodramatique des plus paradoxales : un banal plan serré sur le visage inexpressif d’un jouet en images de synthèse.
Humain, trop humain
C’est peut-être le plus beau territoire conquis par les studios Pixar : ces brusques accès d’empathie nés du mariage entre le travail délicat de l’animation et la force tranquille du mélodrame. Partout, la froideur du monde menace ce bel équilibre, alors que d’ambitieux entrepreneurs construisent des autoroutes sur les terres de la mythique route 66, lancent des produits de supermarché en exploitant l’image d’un chef étoilé, s’approprient des chansons pour nourrir un merchandising effréné ou, plus simplement, effacent les quatre lettres inscrites au marqueur sous la botte d’un jouet avant de le revendre au plus offrant. Cet éloge relativement conventionnel de l’authenticité ne va pourtant pas sans ambiguïté : si les films des studios Pixar prennent toujours le parti de la singularité contre la reproductibilité, du sentiment humain contre le cynisme de la modernité, ils portent aussi en leur propre sein la tentation à peine voilée d’une évacuation pure et simple du facteur humain.
On peut d’abord y voir la conséquence logique d’un retournement de point de vue caractéristique de la recette Pixar : à force de prendre pour protagonistes les créatures les plus variées (jouets, monstres, voitures, dinosaures, etc.), le récit en vient naturellement à tenir l’humanité à distance. Les enfants deviennent alors des « machines à tuer » (Monstres et Cie), le corps un amas de « baguettes articulées recouvertes de viande » (Soul) et le rat des champs vole la vedette au jeune commis, tout juste bon à « faire l’homme » (Ratatouille). Pour autant, outre la dimension comique qui résulte de ce décentrement, on peut aussi percevoir une certaine mélancolie dans les déambulations de WALL-E à la surface d’une planète Terre dépeuplée, où le robot collecte patiemment les vestiges d’une humanité disparue et se laisse bercer par le charme de vieilles comédies musicales aux couleurs passées. Dans Soul, Joe Gardner revisite ses jeunes années, recréées sous ses yeux en une poignée d’épisodes déterminants. « Qui a organisé cette expo ? », s’interroge-t-il alors, incapable de reconnaître sa propre existence sous cet éclairage blafard et mortifère. « C’est toi », lui répond 22, renvoyant définitivement l’expérience humaine à cet assemblage dévitalisé de signes, triste reliquat d’un récit presque oublié. Dans le même esprit, une large partie du catalogue Pixar – de l’inconscient algorithmique de Vice-versa aux corps fous des Indestructibles, en passant par les voitures sans pilotes de Cars – peut être considérée comme le chant du cygne d’une humanité exerçant partout son influence sur le mode de l’effacement progressif et de l’obsolescence programmée.
Sans aller jusqu’à embrasser pleinement cette hypothèse d’une déshumanisation progressive de l’imaginaire de Pixar, on peut malgré tout s’étonner de la place croissante qu’y occupe l’abstraction. On se souvient notamment, dans Vice-versa, du hangar des pensées abstraites, où Tristesse et Joie étaient soumises à différents stades de « fragmentation non objective » et de « déconstruction » pour finir, après un bref retour en deux dimensions, à l’état d’allégories non figuratives. De manière générale, les films semblent s’abandonner toujours plus volontiers à la gratuité d’une démonstration de force esthétique, au pur plaisir de l’animation, décorrélé des enjeux narratifs qui le sous-tendaient jusque-là. Dans Les Indestructibles 2, par exemple, la découverte des pouvoirs de Jack-Jack fait l’objet d’une scène réjouissante et totalement débridée, où le nourrisson, lancé à la poursuite d’un raton laveur, traverse les murs, projette des rayons laser, prend feu et se dédouble, avant d’être interrompu par son père. Le personnage, auquel la styliste Edna prête un « potentiel immense, illimité », symbolise parfaitement la virtuosité d’une animation en circuit fermé qui, ne connaissant plus de frontières, se met au service de personnages intrinsèquement transitoires, dont la seule fonction consiste à explorer leur propre potentiel. C’est ce qui rapproche notamment les protagonistes de Luca (2021) et d’Alerte rouge (2022), qui semblent n’avoir d’autre territoire à conquérir que la maîtrise du corps et le passage d’un milieu à un autre. Les héros des derniers films produits par Pixar n’ont donc plus grand-chose de commun avec le fragile attelage évoqué plus haut, mais ressemblent davantage à des corps amphibies, condamnés à franchir indéfiniment le seuil de leurs innombrables mutations dans un rapport aussi ludique qu’anecdotique à l’espace qui les entoure. Avec le récent Buzz l’Éclair (2022), le studio à la lampe fait mine de viser à nouveau l’infini, mais ne parvient malheureusement qu’à entériner le rétrécissement de son horizon : l’astronaute obsédé par la trajectoire parfaite ne fait que tourner en rond, comme le jouet suspendu au plafond qu’il n’a sans doute jamais cessé d’être.
