Il faut être un régime autoritaire pour interdire un film comme Syndromes and a Century, qui donne envie de prendre le premier avion pour Bangkok. Raisons invoquées : un moine à la guitare, un autre au cerf-volant, un baiser et une bouteille d’alcool… A contrario, la France peut s’enorgueillir, à travers le Fonds Sud, d’avoir contribué au montage financier d’un tel film. Désormais le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, dont il va falloir plus que jamais prononcer le nom sans l’écorcher, est de toute façon international. Comme dans Tropical Malady, il poursuit ici son travail autour de la notion de mystère, réutilisant notamment le principe d’emboîtement des récits – comme Syndromes and a Century, Tropical Malady était ainsi coupé en deux parties, avec d’un côté une aventure homosexuelle, de l’autre une chasse mystique dans la jungle. Mais il laisse en même temps libre cours à une inventivité dont on avait vu dans The Adventures of Iron Pussy, sur les péripéties d’un James Bond transsexuel, à quel point elle pouvait être débridée.
Comment définir Syndromes and a Century : comme une idylle amoureuse entre une jeune médecin et un fleuriste ? Comme un film choral s’articulant sur un aller-retour entre deux hôpitaux, l’un vétuste à la campagne, l’autre moderne à Bangkok ? Comme une échappée dans les souvenirs d’enfance ? C’est que le film d’Apichatpong Weerasethakul propose une partition complexe de lignes narratives où viennent s’insérer personnages et motifs.
De ces motifs, on peut en retenir au moins trois : d’abord, l’orchidée sauvage, qui pousse incognito dans les jardins de l’hôpital, se révèle être un trésor insoupçonné et mystérieux. Deuxièmement, la jungle omniprésente, qui cerne l’hôpital de campagne, mange les fenêtres, et habite la bande-son de ses bruissements. Celle-ci était déjà centrale dans Tropical Malady, véritable personnage à elle seule, lieu de réincarnation et d’eschatologie. Ici, elle est un bloc de mystère à elle seule, refuge pour échappée amoureuse en même temps que présence inquiétante. D’ailleurs dans l’hôpital moderne, la jungle disparue revient dans les discussions, et avec elle son cortège de croyances : dans un débarras souterrain pour prothèses, une vieille femme médecin fait un massage solaire à un jeune médecin pour revivifier ses chakras. Le troisième motif est celui du cercle, symbole du cycle de vie et de la métempsychose, qui revient successivement sous la forme d’un test de personnalité, d’une éclipse solaire, d’un cerf-volant électrique, ou encore d’une bouche d’aération – une bouche de sous-sol finissant, au terme d’un très long mouvement de caméra, par avaler le cadre.
Chacun de ces trois motifs se rapporte à la notion de mystère déclinée ici sous la forme d’une interrogation des souvenirs d’enfance et plus généralement de la mémoire. Le dossier de presse nous apprend que le réalisateur a des parents médecins et qu’il a vécu douze ans de son enfance dans une maison prêtée par l’hôpital du village : or la première partie, dédiée à la mère, suit davantage la femme médecin à la campagne, tandis que la seconde, dédiée au père, suit plutôt l’homme médecin. Les motifs prennent alors tout leur sens : l’orchidée sauvage comme plante aléatoire, imprévisible, précieuse, la jungle comme zone de refuge et de mysticisme, le cercle comme prisme de personnalité, éclipse, envolée vers les hauteurs ou plongée dans l’obscurité, incarnent chacun à leur manière, et symboliquement, des souvenirs à la fois envahissants et insaisissables, écliptiques, saturés de questionnements et mettant en jeu un rapport à l’au-delà.
Syndromes and a Century baigne tout entier dans une douceur de vivre où le temps semble ne plus avoir prise : les personnages se déplacent au ralenti, les silences habitent les conversations, les déclarations d’amour se font avec une sorte de lassitude bonhomme, les voix des infirmières sur les balançoires sont assourdies dans la nuit, en plan très large. De longs travellings sur les statues de bronze dans le jardin de l’hôpital renforcent cette impression d’immobilité des choses et du temps, d’autant qu’elles représentent d’illustres figures passées de la médecine thaïlandaise, qui continuent de veiller ainsi sur l’hôpital.
Que signifie donc le souvenir pour Apichatpong Weerasethakul ? C’est d’abord une réélaboration progressive : certaines scènes sont répétées d’une partie à l’autre, d’un décor à l’autre mais avec de légères variations de placements ou de dialogues. C’est aussi parfois quelque chose de traumatique : le dentiste qui ne peut s’empêcher de chanter de la variété pendant son travail (le patient : « C’est un bilan dentaire ou un concert ? ») demande tout à coup au milieu du film, à son patient : « Quand j’avais sept ans, j’ai tué mon frère. Vous ne pourriez pas être mon frère ? »
Enfin, le souvenir est quelque chose du même ordre que le rêve : Syndromes and a Century baigne dans un onirisme qui s’assimile à une grande entreprise de lissage. La photographie du film elle-même, faite de surexpositions et de raies estompées de lumière ou d’ombres, contribue à une telle impression de douceur – et devient exemplaire de ce qu’une véritable appropriation cinématographique du numérique peut donner. La bande-son lisse de même les dialogues et insiste sur les sons d’ambiance : murmures du vent, grattements des criquets, bruit de chaufferie. Du coup, les incongruités auxquelles le film s’attache constituent des points d’accroche humoristiques : un jeune garçon joue au tennis dans un couloir de l’hôpital, des prothèses recèlent une bouteille d’alcool, un rêve de bord de mer se transforme en une vision de complexe industriel, un moine poursuivi dans ses cauchemars par des poulets. La fin du film, hilarante, ou encore ce passage en caméra à l’épaule parodique d’un hyperréalisme type E.R., sont « syndromatiques » de cette jouissance des décalages.
Tout cela s’inscrit, et c’est la marque de fabrique d’Apichatpong Weerasethakul, dans une moiteur, dans un rythme étale qui parcourt tout le film : par exemple, un instant de tension homo-érotique entre le jeune joueur de tennis et le médecin s’étire dans la durée et devient une sorte de langueur indéfinissable, comme c’était déjà le cas, sur le même thème, dans Blissfully Yours. De longs mouvements de caméra sur une bâche abritant des travaux ou le long d’une passerelle vitrée contribuent à ce climat de mystère tranquille, qui finit par gagner le tournage lui-même. Au début du film, la caméra qui suivait deux personnages s’arrête sur un morceau de campagne animé d’un imperceptible frémissement… et l’on entend soudain « j’ai oublié de couper mon micro… ça fait bizarre de refaire la même scène… plus ça va plus on peine » : le film fonctionne à la fois sur ce désir d’une nature perdue et encore frémissante, et sur l’extinction de l’action humaine dans un tel désir.
Mais Syndromes and a Century signifie aussi pour son réalisateur le passage à une étape supplémentaire de virtuosité dans la maîtrise de la narration. On a affaire non pas à une intrigue linéaire mais à des variations, des parallélismes, des redondances, des emboîtements. Un récit de rencontre amoureuse – « je l’ai rencontré au marché » – déclenche ainsi un nouveau récit : nous voilà sur le marché. Durant tout le film, on passe d’un récit à un autre sur une allusion, un motif, une couleur, un renvoi. Une vidéo qu’Apichatpong Weerasethakul avait exposée l’an dernier avec Christelle Lheureux au Grand Palais, Ghosts of Asia, utilisait déjà ce principe de la coupure (alors en deux écrans) et de l’aller-retour (les ordres de deux enfants dans un écran commandaient les faits et gestes d’un personnage dans l’autre écran) : ce sont les deux mêmes principes (coupure homme/femme, jour/nuit, campagne/ville, adultes/enfants, et ainsi de suite avec allers-retours) qui dirigent la structure de Syndromes and a Century, mais dans une proposition d’une bien plus grande complexité, où l’on se plaît à se perdre.