À l’occasion de l’exposition Periphery of the Night, présentée à l’IAC de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre, brève rencontre avec Apichatpong Weerasethakul, où le cinéaste évoque avec nous le rapport fructueux qui se noue, depuis plusieurs années, entre son cinéma et sa pratique de l’installation.
La conception d’une exposition comme Periphery of the Night constitue-elle une entreprise analogue à la réalisation d’un film ? Ou est-ce quelque chose de sensiblement différent ?
Je pense que la conception de ce type d’exposition est, avant tout, de l’ordre de l’intuition. J’essaie de la rendre la plus organique possible, en ce qui concerne surtout le son et la lumière. C’est en vérité très difficile pour moi d’en expliquer la fabrication. Dans le cas des différentes vidéos projetées dans la Cour, les Video Diaries, je n’ai par exemple pas arrêté de changer l’ordre de la disposition jusqu’au dernier moment… Je ne sais pas si cela fait sens, mais j’ai le sentiment que tout doit finir par résonner, que toutes les pièces doivent communiquer entre elles, dans une forme d’osmose. Mais il pourrait y avoir des centaines d’autres configurations de l’exposition, comme on pourrait ranger d’autant de façons les livres que l’on dispose dans une bibliothèque ! Periphery of the Night n’en présente qu’une seule.
Un peu comme le montage d’un film, avec une infinité de déclinaisons possibles qui se cachent sous la surface de la version finale ?
Oui en quelque sorte. Nous avons surtout organisé l’exposition de manière à ce que chaque visiteur se sente libre : il n’y a pas de chemin tracé, avec une indication qui nous dirait d’aller à gauche ou à droite à tel moment.
Cour : Video Diaries (2017)
Dans plusieurs de vos films, certains de vos personnages arpentent des lieux à la manière de visiteurs d’une exposition. Je pense par exemple à la fin de Cemetery of Splendour, avec l’exploration d’un palais invisible, ou à l’hôpital de Syndromes and a Century, traversé à la manière d’un musée. Quels ponts dressez-vous à ce sujet entre vos deux pratiques, celle de l’installation et celle du cinéma ?
En ce qui concerne Periphery of the Night, mon attirance pour l’obscurité vient simplement du fait de ne pas pouvoir voir. Lorsqu’on ne discerne rien, on ne peut qu’imaginer, laisser son cerveau prendre le contrôle. C’est quelque chose que, je pense, on apprécie particulièrement en tant qu’être humain, parce que la plupart du temps nous sommes habitués à la clarté des informations que l’on nous présente. À l’inverse, je crois que l’obscurité peut, très concrètement, nous reconnecter avec notre corps, et au-delà avec notre imaginaire. Je ressens la même chose au cinéma, étant donné que les informations sont souvent partielles : on peut raconter quelque chose tout en respectant la dignité du spectateur, c’est-à-dire sans tout lui montrer clairement, en l’autorisant à imaginer ce qui se passe ailleurs, dans le hors-champ. Tout ceci est au fond une question de liberté.
D’où le titre Periphery of the Night : pourrait-on dire que ce qui vous intéresse n’est ni la clarté absolue, ni la nuit noire, mais ce qui se trouve entre les deux ?
Absolument. Le but est de ne pas savoir, de ne pas être tout à fait sûr. Cette incertitude fonde le mouvement. Lorsque vous voyagez dans un pays étranger, il se passe la même chose : vous vous laissez aller, et vous lâchez prise parce que rien n’est figé.
Vous avez obtenu un diplôme d’architecture avant de commencer des études en cinéma expérimental à Chicago. En quoi ce parcours se retrouve-t-il dans votre façon de concevoir vos expositions, et plus loin vos films ?
Pour être honnête, je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Il est vrai qu’à mes débuts – j’ai commencé dans le champ du cinéma expérimental, il y a vingt ou trente ans – il s’agissait vraiment de construire un film, en travaillant la matière de la pellicule, comme dans le cinéma dit structurel. Cela revient à guider les spectateurs à l’aide de la lumière, pour diriger leur regard vers la beauté, vers une ouverture, dans un coin ou l’autre de l’image… Aujourd’hui, je me sens au cinéma moins connecté avec l’architecture qu’auparavant, mais lorsque je réalise une exposition, comme ici à l’IAC de Villeurbanne, ce lien revient de façon indéniable. L’installation me demande d’être attentif à la forme du cadre qui va accueillir les pièces, s’il est rectangulaire ou circulaire, ou encore à la manière dont les images vont interagir avec l’espace.
À ce sujet, beaucoup de mouvements se sont développés dans le champ du cinéma expérimental, durant les années 1970, autour de ce qu’on appelait alors l’expanded cinema, autrement dit un cinéma étendu et inclassable, qui sortirait de ses gonds.
Exactement. C’est ce qui fait d’ailleurs la spécificité du cinéma expérimental, et qui rejoint là le mystère de l’obscurité : on ne sait jamais vraiment à quoi on a affaire.
Magie optique
Je me suis surpris, durant le parcours, à confondre dans l’obscurité les autres visiteurs avec les corps que vous filmez. On a le sentiment d’être un fantôme qui déambule parmi vos images… Invitez-vous le visiteur à faire partie intégrante de votre travail ?
Si cela arrive, c’est magnifique ! Quand j’ai initialement préparé l’installation, j’étais d’abord inquiet à l’idée que le visiteur puisse entrer en collision avec un autre, ou avec le mur au moment de passer d’une salle à une autre. Mais je n’ai rien changé. Quelque part, il est préférable que l’on puisse inventer son propre récit dans le noir.
Les pièces que vous avez choisies de projeter vont aussi dans le sens d’un dialogue entre l’écran et le visiteur : une certaine partie d’entre elles, par exemple Blue, montre des formes d’installations, en miroir de l’exposition que l’on traverse.
J’aime mettre en scène la fabrique de l’illusion, surtout l’illusion lumineuse. Dans Blue, il n’y a pas d’effet d’incrustation au moment du fondu : tout est affaire de transparence, de reflet et d’optique. C’est aussi le cas dans Invisibility, où nous avons disposé et déplacé plusieurs sources lumineuses pour que se forment des ombres mouvantes sur un mur, surface que nous avons ensuite filmée. Cette importance du trucage nous ramène, je pense, aux tours cinématographiques de Georges Méliès. Il y a une excitation certaine à créer ces illusions, à faire de la magie optique sans s’aider de logiciels.
Halle Nord : Invisibility (2016) / Salle n°5 : Fiction (2018)
En parlant d’illusions, vous utilisez pour deux de vos pièces (Fireworks (Archives) et Fiction) un système de projection holographique sur plaque de verre. Vous avez également eu recours tout au long de votre œuvre, et cela vaut pour les films présentés ici, à la pellicule, au numérique et à la vidéo… D’où vous vient cette curiosité et cette ouverture pour les techniques ?
Cela vient de ma mémoire, des souvenirs que j’ai de telle ou telle matière. Je peux utiliser des lentilles vieilles d’une vingtaine d’années, car ces images, à la texture singulière, évoquent un pan particulier de la mémoire. Disons que cela correspond à la diversité de la vision dans le vivant : chaque espèce animale a par exemple sa propre façon de voir le monde. Parfois on ne voit pas aussi bien qu’un chien ; le jour nous voyons mieux qu’une chauve-souris, etc. Je pense que les outils de captation nous permettent d’embrasser cette diversité de la vision, de témoigner en quelque sorte de la pluralité du regard.
Quels sont vos désirs de cinéma pour les prochaines années ?
Je songe à intégrer davantage de nouvelles technologies dans mon travail. Je ne pense pas au streaming ou à ce genre de choses, mais plutôt à la réalité augmentée. J’ai un ami qui travaille sur l’application Snapchat. Il vient de m’envoyer un drôle de prototype qui a recours à cette technique, à la fois miroir et image. C’est très étrange, je ne sais pas comment la décrire… Pour moi c’est très important, car cela correspond à la manière, singulière, dont la jeune génération va regarder et appréhender le monde qui vient. Ces outils vont indéniablement influencer le cinéma. Et plutôt que de simplement nous distraire, ils possèdent selon moi le potentiel de nous rendre conscient de la place de l’illusion dans le réel. J’ai hâte de voir tout ceci se développer à l’avenir.