Proposée début octobre pendant seulement quelques jours, la « performance en réalité virtuelle » d’Apichatpong Weerasethakul, A Conversation with the Sun, s’inscrit dans le cadre du programme « Des lumières et des ombres » imaginé entre le cinéaste thaïlandais, le Centre Pompidou et le Festival d’Automne à Paris. Entre une nouvelle exposition courant jusqu’en janvier, Particules de nuit, et une rétrospective intégrale de ses films, la performance a constitué au sein de cet ensemble un événement à part entière qui tenait moins à son caractère exclusif et limité dans le temps qu’à ses contours a priori insaisissables, entremêlant cinéma, art vidéo, réalité virtuelle et théâtre participatif. Pour circonscrire cette installation hybride, inscrite dans l’héritage du cinéma « étendu » et « synesthétique » imaginé par Gene Yougblood en 1970, il faut commencer par en décrire le dispositif, que l’on ne saurait réduire à ses seules images numériques. D’une durée d’une heure au total, A Conversation with the Sun se décompose en trois espaces et trois parties d’une vingtaine de minutes chacune, au cours desquelles se croisent trois groupes de spectateurs différents répartis selon les créneaux de réservation – que l’on appellera, pour les besoins de la description, les groupes 0, 1 et 2 . Pour commencer, le groupe 1 est invité à déambuler dans une large pièce coupée en deux par un écran, des deux côtés duquel sont projetées des images tournées par Weerasethakul en Thaïlande. On y reconnaît des silhouettes familières du cinéaste (par exemple Jenjira Pongpas Widner et Sakda Kaewbuadee Vaysse) ainsi que ses motifs favoris. Dans cet espace de projection bicéphale, les membres du groupe 1 ne sont toutefois pas seuls, puisque ceux du groupe 0 sont déjà là, casque de réalité virtuelle sur la tête, en train d’errer simultanément dans un monde parallèle. Une vingtaine de minutes plus tard, c’est au groupe 1 d’endosser ces mêmes casques, alors que le groupe 0 est quant à lui invité à quitter la pièce pour se rendre dans une antichambre de l’installation : une salle de cinéma qui joue le rôle d’un sas de décompression, caché derrière un grand rideau, où sont projetées des images en boucle de son court-métrage async – First Light. Parallèlement, les spectateurs du groupe 1 restés dans la pièce principale découvrent le monde virtuel avant qu’un nouveau cortège de spectateurs, le groupe 2, relance la boucle en commençant par observer les casqués déambuler à leurs côtés. À l’intérieur de ce dispositif tripartite, les différents passages des spectateurs répondent à une logique d’enchâssement : la fin d’une expérience y est aussi le début d’une autre.
Cohabiter
« Dans le bouddhisme, tout est connecté et tu n’es pas seulement toi-même. Tu fais partie d’un univers. Tu es connecté avec l’Autre et vous ne faites qu’Un. Il n’y a pas de murs pour différencier les choses à la manière d’un “c’est nous, c’est eux” […] Et puis vous réalisez que vous flottez ensemble, que vous êtes dans la même rivière : la rivière du temps, des corps et de la conscience ». C’est par ces mots, résonnant avec A Conversation with the Sun, que Weerasethakul concluait la présentation d’October Rumbles, un bref court-métrage réalisé durant la pandémie de Covid-19. La performance est justement propice à une forme de connexion collective au-delà des frontières et des « murs » apparents : la bande-son son de l’installation VR, composée par Ryūichi Sakamoto, se réverbère sur la salle de cinéma derrière le rideau, tandis que les lignes jaunes tracées sur les parois et le sol de la pièce principale dessinent un entrelacement de trajectoires. Dans cette même perspective, la cohabitation entre les spectateurs sans casque et ceux embarqués dans la réalité virtuelle implique d’adopter un rythme commun. Déjà au centre de son exposition Periphery of the Night à Villeurbanne, qui avait pour particularité d’être en grande partie plongée dans le noir, le fait d’être attentif à ne pas entrer en collision avec d’autres corps en déambulation constitue l’un des moteurs principaux de l’expérience. Pour éviter les porteurs de casque lorsque l’on se trouve hors de la VR ou les spectateurs sans casque une fois plongé à l’intérieur de l’espace numérique, il faut toujours prendre en considération la dualité de l’univers dans lequel on évolue : le monde virtuel quand on est dans le réel, et le monde réel lorsque l’on est dans le virtuel.
Dans la dernière période de son œuvre cinématographique, le cinéaste n’a cessé de figurer de la sorte une cohabitation entre plusieurs mondes et temporalités, suivant les principes de coexistence du bouddhisme ou ceux de l’hospitalité envers les aïeux dans le culte des esprits, deux croyances populaires en Asie du Sud-Est. A Conversation with the Sun s’inscrit dans cet horizon et reconduit les principes de ses derniers films, mais en invitant cette fois le spectateur à en éprouver physiquement le cheminement. La première partie de la pièce met en situation l’apparition d’un corps dans un espace qu’il doit partager avec d’autres, comme la famille d’Oncle Boonmee dans la scène du repas avec un fantôme, tandis que la bande-son de l’installation mélange la musique de Sakamoto, une collection de voix à peine audibles et des bruitages variés évoquant la scène d’écoute de Memoria. Le recours à la VR renvoie quant à lui directement au palais invisible visité à la fin de Cemetery of Splendour, qui constituait déjà une réalité virtuelle au sens non-numérique du terme : un univers seulement là « en puissance », mais dont on pourrait malgré tout deviner les contours, les volumes, les couleurs et les textures.
Les deux lignes
Que voit-on au juste dans la réalité virtuelle, pour lequel Weerasethakul a collaboré avec le développeur Katsuya Taniguchi ? Comme pour toute expérience VR, les images sont évolutives et relèvent davantage d’une logique vidéoludique que strictement filmique, par la manière dont l’espace navigable se métamorphose progressivement autour de nous. Encerclé par les points lumineux (semblables à des lucioles) qui figurent les autres visiteurs casqués, on débute à l’intérieur d’un lieu analogue à celui de l’exposition, à quelques détails près : si l’on y voit le même écran central à deux faces, d’autres surgissent plus loin, montrant des personnages en train de dormir. Par la suite, des morceaux de roches tombent du ciel pour former les parois d’une grande caverne, aux dimensions similaires à la pièce de l’installation, qui renvoient autant à l’origine qu’à la fin des temps. C’est là que le soleil qui donne à la performance son (très beau) titre apparaît, attirant les porteurs de casque comme des insectes vers une source de lumière ou des hommes primitifs devant un premier feu. Outre quelques signes et objets ésotériques, les parois de la caverne accueillent les ombres des autres participants à l’expérience. De son côté, le soleil épouse une trajectoire circulaire et aérienne, passant d’un côté puis de l’autre de la pièce, tandis que l’écran central n’est désormais plus qu’un cadre vide et transparent. Sans trop dévoiler les surprises que recèle cette grotte primordiale, l’expérience culmine sur un un renversement vertigineux des perspectives et un envol apaisé en direction du cosmos. Le soleil finit par se démultiplier et s’éteindre, avant de devenir une grande sphère noire. Apparaît alors sur l’astre mort un hommage à Sakamoto, décédé en mars 2023 : « for Ryūichi. »
Figurant un voyage vers l’au-delà (jusqu’à se conclure sur une pensée dédiée à un défunt dont l’œuvre continue de résonner dans la salle), l’expérience VR renvoie à d’autres réalisées ces dernières années, telles que Senza Peso ou Ayahuasca (Kosmik Journey), avec une propension commune à nous embarquer dans une hallucination astrale et psychédélique. Prises de drogue, expériences de mort imminente, visions de l’espace intersidéral… Ces cheminements spirituels racontent tous l’accès à un univers parallèle dont on ressort changé et bouleversé. De la même manière, A Conversation with the Sun invite à passer par le virtuel afin de réapprendre à regarder le monde – le cinéma y compris. Pour ce faire, il faut franchir une frontière, comme Jessica dans Memoria. Dans le film, c’était celle qui sépare le réel du surnaturel ; ici, la ligne de démarcation relève de nouveau d’une logique fantastique, mais marque aussi le passage entre les différents médiums. À l’échelle de la performance entière, le spectateur est ainsi invité à traverser un premier seuil, d’un cadre muséal vers la réalité virtuelle, avant de sortir de la VR pour accéder à un cinéma plus traditionnel. Cette deuxième bascule constitue à première vue un temps faible, surtout après le voyage spirituel particulièrement intense qui nous aura vu léviter dans le cosmos. Il s’agit pourtant de l’un des passages les plus bouleversants de la performance, qui provoque même un vertige au moment de pénétrer ce petit cinéma caché derrière un grand rideau noir. On réalise alors que l’installation n’articulait pas deux mondes juxtaposés, mais trois : tandis que l’on arpentait la salle principale, un groupe de spectateurs se reposait hors champ, dans l’obscurité du sas adjacent, en regardant des images muettes projetées sur un petit écran au format 4/3.
C’est comme si le futur du cinéma et ses formes ancestrales se nourrissaient l’un et l’autre pour former un présent intermédiaire à la croisée des âges, des techniques et des dispositifs. Tout au long d’A Conversation with the Sun, le spectateur déambule d’abord comme un flâneur ou un observateur, puis accède à l’interactivité (par le déplacement dans l’image virtuelle, le cadre que l’on compose soi-même en tournant la tête, etc.) avant de trouver le repos dans un cinéma conventionnel où il peut, après un effort relativement physique, s’asseoir et contempler simplement des images défiler devant ses yeux. Reliés par la musique de Sakamoto, les deux côtés du rideau constituent en somme les deux faces d’un même rêve éveillé entre la lumière et l’ombre, le mouvement et l’immobilité, la vie et la mort, l’ici et l’ailleurs : un rêve fantastique et synesthétique de cinéma étendu.