Présentée au Pavillon Brancusi, annexe du Centre Pompidou, l’exposition Particules de nuit s’inscrit dans la rétrospective « Apichatpong Weerasethakul, des Lumières et des ombres » consacrée à l’artiste thaïlandais par le musée parisien et le festival d’Automne.
Memoria, le dernier long-métrage en date d’Apichatpong Weerasethakul, se termine par une succession de longs plans fixes de la forêt amazonienne, dont on entend le léger bruissement. À ces sons d’ambiance s’ajoutent plusieurs voix lointaines : d’abord celle distordue d’Agnès Cerkinsky, le personnage joué par Jeanne Balibar, puis, de manière plus discrète, celles d’une chaîne de radio. L’ultime pièce du parcours Particules de nuit, une installation sonore nommée A Conversation with the Sun (The Garden) et située dans une enceinte extérieure du Pavillon Brancusi, reproduit une logique analogue. Plusieurs voix masculines et féminines – dont celle de Weerasethakul – racontent des rêves en anglais, en français et en thaï, diffusés par différents haut-parleurs fixés au sol. Ces voix multiples s’entremêlent sans que l’on sache avec certitude d’où elles proviennent, d’autant qu’elles se superposent aux bruits urbains du parvis du Centre Pompidou. Plus qu’une « conclusion » de l’exposition, elle fait dès lors office d’ouverture : son rythme envoûtant s’invite dans le monde extérieur.
La sensation de basculer d’un espace à l’autre en franchissant les portes du pavillon tient également à la disparition de la lumière : le toit vitré de l’Atelier Brancusi, qui lui garantit d’ordinaire une luminosité exceptionnelle, est pour l’occasion obstrué. Du soleil, on ne verra que des projections et des chimères. C’est le cas notamment dans l’avant-dernière œuvre du parcours, Seeing Circles : grâce à deux écrans circulaires disposés l’un au-dessus de l’autre, Weerasethakul travaille l’alignement et l’addition de différentes formes circulaires, astrales ou optiques (ombres, lens flares et orbes). L’image agit ainsi comme le révélateur d’un envers du réel d’où jaillissent de nouvelles figures. Les films épousent l’oscillation du spectateur entre deux niveaux de réalité : celui de l’exposition et celui des images projetées. À la fin d’un parcours nocturne où la question du regard (ou de son absence) est omniprésente – « seeing/not seeing », écrit une plume dans une image récurrente de Seeing Circles –, l’artiste clôt de cette manière un travail protéiforme sur l’épaisseur du monde, qui apparaît toujours ici dédoublé.
L’obscurité générale qui règne sur le pavillon est toutefois rompue à deux endroits par la présence de vitres teintées qui laissent passer une faible lumière rougeâtre aux accents surnaturels. Elle se déploie notamment sur l’écran qui accueille la projection de January Stories. Dans un plan récurrent dans le montage, Tilda Swinton se tient à une fenêtre qui l’éclaire de manière irrégulière. Le débordement du rouge s’infiltrant dans le pavillon vient alors à la fois mettre en abyme le principe de l’œuvre en même temps qu’elle occasionne une fusion de l’image avec son environnement, invitant à une véritable communion onirique avec le spectateur.
Enchevêtrements
Cette relation entre les œuvres et leur espace de projection est également au cœur de For Bruce et Memoria, Boy at Sea, projetés en regard l’un de l’autre. Chacun exploite d’une manière différente le principe de la superposition d’images. Memoria, Boy at Sea est projeté à travers un écran circulaire suspendu au milieu de la pièce, rendant l’image visible d’un côté comme de l’autre. Au détour d’un plan, on voit un jeune homme assis sur une plage recouvert par une surimpression de vagues. La peau de l’homme torse nu devient de la sorte une surface accueillant une myriade de reflets occasionnés par les remous de la mer. Le caractère hypnotique du va-et-vient se voit par ailleurs rompu à la fin du film par une succession de formes géométriques insérées au centre du cadre, qui mettent en lumière la matérialité de l’espace de projection, cerclé d’un épais contour noir. Le film semble dès lors faire état d’un empêchement : la contemplation méditative du personnage qui regarde vers le lointain, dans une posture là encore assimilable à celle du visiteur, est abruptement parasitée par l’irruption de formes extradiégétiques. L’organicité résultant du fondu des images se retrouve cantonné à un espace restreint et tourné vers lui-même. C’est l’une des ambivalences du rêve que met en exergue l’œuvre de Weerasethakul : composante à part entière de l’existence, il ménage aussi une forme d’inquiétude sourde – on pourrait bien s’y perdre.
La superposition d’images dans For Bruce résulte quant à elle d’un principe de double projection : non mêlées au montage, les images, tournées dans la jungle péruvienne, se télescopent entre elles à même le mur. Parce que l’œuvre est composée de nombreux plans de reflets à la surface de l’eau, il est souvent difficile de différencier les deux sources d’images, tant celles-ci se complètent. L’artiste joue d’ailleurs sur les modalités de cette double projection par la variation des formats, les cadres se rétrécissant ou s’élargissant au gré des changements de plan, tout en conservant des contours flous et des coins arrondis. Cette fluctuation permet l’exploration de configurations très diverses, dont la succession revêt ici également un caractère onirique – renforcé par le bruitage de l’écoulement de l’eau, qui n’est pas sans rappeler celui berçant la sieste au bord de la rivière à la fin de Memoria. De nouveau, l’expérience méditative n’est pourtant pas complètement sereine : des mouvements soudains de caméras brisent par endroits la fluidité de cette superposition. Le réel, ou tout du moins celui qui a pris forme devant nous, semble alors se dérober sous nos yeux.
For Bruce (2022) | © Akeroyd Collection
De l’autre côté du miroir
En écho au scintillement de l’image basse résolution de January Stories, qui éclaire l’espace muséal – et les spectateurs qui le parcourent – de variations lumineuses, Solarium, la pièce maîtresse de l’exposition, investit de manière inédite le principe d’un débordement de l’œuvre sur l’environnement dans lequel elle s’inscrit. Il s’agit une fois encore d’une double projection, mais qui prend des contours plus singuliers : deux projecteurs se font face et projettent chacun des images sur une vitre située au centre de la pièce. Au lieu de la traverser, les images se reflètent pourtant seulement du côté depuis lesquelles elles sont projetées, car la vitre est recouverte d’une surface holographique (qui n’altère pour autant pas sa transparence). De part et d’autre, le spectateur voit donc une image, son reflet dans le sol, ainsi que les spectateurs situés derrière l’écran. Le dispositif se révèle particulièrement troublant lorsque sont projetés des plans de feuillages, qui produisent dans la salle une illusion trompeuse d’uniformité et donnent dès lors l’impression que les images s’affranchissent des limites du cadre. Au cœur de nombreuses œuvres projetées, la double projection permet de la sorte d’investir plastiquement la thématique omniprésente du double et du miroir, pour figurer l’intervalle entre le rêve et la réalité, et mettre aussi en exergue la nature onirique du cinéma, qui double le réel d’une nouvelle strate. C’est l’une des raisons pour lesquelles Particules de nuit passionne : l’exposition permet à Weerasethakul de pétrir sa matière filmique hors du cadre de la salle, pour organiser en son sein une circulation ininterrompue d’idées, d’images et de médiums différents.