En attendant la sortie de Memoria, déambulation à travers Periphery of the Night, l’exposition d’Apichatpong Weerasethakul présentée à l’IAC de Villeurbanne jusqu’au 28 novembre.
Pour saisir la manière dont s’articule le parcours de Periphery of the Night, il est possible de partir, simplement, du plan de l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, où l’œuvre du cinéaste Apichatpong Weerasethakul a établi ses quartiers pour la rentrée. Outre une première grande salle en guise de point de départ, l’espace se compose d’une suite de petites pièces. Malgré le sens de rotation horaire suggéré par les plans de l’Institut, la forme circulaire de l’agencement, couplée à l’absence de signalisation sur place, invite à rentrer et sortir par la même pièce depuis la salle n°1, mais aussi à choisir le sens de sa marche, en passant par la droite ou la gauche à partir de la salle n°2. L’IAC de Villeurbanne possède de fait toutes les caractéristiques d’un espace de circulation, au sens propre du terme : l’avancée des visiteurs trace au sein de l’espace une série de cercles qui, bien qu’ils aient tous le même point de départ, varient d’un passage à un autre (grâce notamment au couloir central, qui vient briser la rotondité du lieu). L’Institut ressemble par ailleurs à un cerveau vu de biais, avec ses deux hémisphères et son lobe frontal (la Halle Sud). L’espace de circulation est en d’autres termes celui à travers lequel un « cerveau » peut être mis à plat. En l’occurrence, c’est dans la mémoire de Weerasethakul que le visiteur est encouragé à naviguer. On éprouve alors, tout au long de ce parcours en forme de cheminement intérieur, une étrange sensation : celle d’occuper ici la position d’un voyeur qui pénètre dans l’intimité d’un autre (quelques pièces, notamment la n°1 avec Haiku, ou la n°9 avec Teem, montrent des corps endormis), et là d’être chaleureusement accueilli au sein de la caverne mnésique du cinéaste thaïlandais, qui façonne, comme à son habitude, un art de l’hospitalité et de l’échange entre l’écran et le spectateur, le champ et le hors-champ, le visible et l’invisible.

Salle n°9 : Teem (2007)
Survivance des lucioles
Comment exposer l’invisible ? Comment matérialiser, dans l’espace de l’Institut, ce qui par définition ne peut se manifester sous nos yeux ? Le problème semblerait a priori insoluble, si l’œuvre de Weerasethakul n’était pas coutumière de ce genre de beau paradoxe : l’intérêt de Periphery of the Night se trouve autant dans le contenu des films exposés (pour la plupart déjà vus ailleurs, lors de rétrospectives précédentes, ou en ligne dans le cas de Blue) que dans ce qui se trouve entre elles. Le cinéaste s’attache à mettre en lumière ce que l’on ne voit pas, dans les couloirs obscurs qui raccordent entre eux les différents courts-métrages. Il s’agit de déployer une temporalité aveugle, l’espace de l’exposition se trouvant en grande partie plongé dans les ténèbres. Il arrive par exemple de marcher en direction d’un mur que l’on n’avait pas remarqué, ou de positionner ses mains en avant, pour se repérer dans cette exposition que l’on pourrait presque parcourir les yeux fermés – à condition toutefois de rester attentif à la musique et aux bruits qui nous entourent. Il faut dire que le son tient une place prépondérante dans ce voyage nocturne, hypothèse renforcée, depuis, par la découverte à Cannes de Memoria. Dans Periphery of the Night, les nappes sonores nous guident au-delà du visible ; elles nous aident à nous rendre d’une salle à une autre, ou au contraire nous désorientent. Le son lui aussi circule, traversant les murs ou se frayant une voie dans les couloirs de l’exposition, tel ce bruit de feu d’artifices dont on peine, au départ, à identifier l’origine, tant il se propage dans tout l’espace de l’Institut (il provient, semble-t-il, de la salle n°7 – à moins que ce ne soit, comme dans Memoria, qu’une hantise auditive). Encouragé à suivre son propre itinéraire, chaque visiteur devient quelque part un fantôme en quête de présence, qui erre comme une luciole à la recherche de sources sonores et lumineuses pour le guider. Dans ce ballet spectral, il est dès lors fréquent de confondre un individu en chair et en os avec les corps filmés par Weerasethakul : les projections des salles voisines peuvent venir éclairer les visiteurs qui leur font face et être prises, avec le surcadrage produit par les différents couloirs de l’Institut, pour des écrans.
Nous regardons les images, et les images nous éclairent en retour. Une idée que met en scène la salle n°8, où sont projetés en split-screen deux très beaux courts-métrages : d’un côté Durmiente, pièce inédite issue du tournage de Memoria, et de l’autre async-first light, réalisé en 2017. L’un montre le corps de Tilda Swinton, endormie sur un lit ; l’autre un voyage méditatif, qui s’ouvre sur des images de séances de cinéma avant de montrer une suite de figures assoupies, parmi lesquelles l’actrice britannique. À un moment précis, la double projection accouche d’une troublante association de montage, où l’on voit à gauche un corps qui fait face à une fenêtre ouverte sur l’extérieur, métaphore directe de ce qui se joue entre le visiteur et l’écran, et à droite le visage illuminé de Swinton, dont les yeux, ouverts, regardent l’objectif de la caméra et semblent observer la salle d’exposition. Vertige du champ-contrechamp : le regard nous est renvoyé, dans un jeu de va-et-vient qui, au passage, souligne à quel point les images aussi ont la capacité de nous éclairer (par la synchronisation des pistes vidéo, c’est la fenêtre visible à gauche qui éclaire le visage de l’actrice à droite). Ce qui est exposé résidant autant d’un côté que de l’autre de l’écran, le lieu du visible s’ouvre à un autre espace, que l’on ne soupçonnait pas : le nôtre, celui des visiteurs accessoirement conviés, par la disposition d’un tapis au centre de la salle, à partager le sommeil des figures filmées.

Salle n°8 : Durmiente (2021) / async-first light (2017)
Laterna magica
Un autre bel agencement se joue ailleurs, le long du chemin qu’il est possible d’entreprendre en traversant successivement les salles n°7, n°6 puis n°5 – un trajet continu permis par la façon dont les ouvertures des trois pièces se font face. La première, la n°7, accueille une projection de Fireworks (Archives) sur une plaque de verre, où les images se manifestent sous une forme translucide et se reflètent des deux côtés de l’écran suspendu au centre de la salle. On y voit notamment le personnage de Jenjira dans Cemetery of Splendour marcher, en pleine nuit, avec sa canne. Impossible toutefois de s’installer devant le court-métrage : l’absence de siège de même que le mouvement représenté encouragent à se diriger dans la pièce suivante, la n°6, où est projeté Phantoms of Nabua, dans lequel de jeunes thaïlandais jouent au foot avec un ballon enflammé, tandis qu’à l’arrière-plan une toile s’embrase dans la nuit noire. La pièce se présente comme l’exact envers de la précédente : une écran de cinéma traditionnel fait suite à une plaque de verre translucide, mais surtout quelques coussins sont disposés face à l’écran, nous permettant de regarder confortablement l’intégralité du film. La pièce suivante, la n°5, opère la synthèse des deux précédentes en projetant un court, intitulé Fiction, sur une plaque de verre devant laquelle a été installé un banc en guise d’invitation au repos et à la contemplation. La succession des trois salles se résume en somme à une intégration progressive du visiteur, peu à peu convié, en trois étapes, à faire partie des images elles-mêmes.
Cette salle, sans doute la plus belle de toute l’exposition, produit par ailleurs de véritables épiphanies lumineuses. Film silencieux d’une quinzaine de minutes, Fiction montre Weerasethakul au travail, éclairé par un néon, en train de rédiger une histoire fantastique sur son carnet. Amplifiée et démultipliée par cette surface vitrée qui fait office d’écran, de fenêtre mais aussi de projecteur, la lumière générée par l’appareil sort du cadre, se propage dans toutes les directions jusqu’à nous toucher et nous envelopper de sa lueur. À un moment, la lumière vient même redoubler la forme du banc sur lequel nous sommes assis, là où s’écrivent, le reste du temps, les lignes d’une fiction en gestation, avec un plan dans lequel la main et le stylo du cinéaste semblent inscrire des mots dans l’espace même de l’exposition. L’émotion qui naît alors de cette scénographie, où Weerasethakul convie le spectateur à faire corps avec sa mémoire, ses rêves, mais aussi son processus d’écriture (en miroir d’une rétrospective évolutive, qui dispose d’autant de versions différentes qu’elle ne compte de visiteurs), se révèle d’une rare intensité. De quoi donc patienter avant de (re)découvrir Memoria lors de sa sortie en salles, dont Periphery of the Night s’affirme décidément comme une magnifique extension.

Salle n°5 : Fiction (2018)