Les Ta’ang, une minorité ethnique coincée entre la Chine et la Birmanie, tentent de fuir un conflit militaire et de franchir la frontière chinoise. Pour son neuvième long-métrage présenté l’hiver dernier à Berlin, en suivant des exilés en mouvement aux confins de la Chine, Wang Bing radicalise la précarité d’un cinéma documentaire qui regarde depuis À l’ouest des rails dans les marges les plus démunies de la société chinoise. C’est dans ce no man’s land sous tension qu’il porte sa caméra, pour un film ballotté, fragmentaire et forcément lacunaire, mais aussi rare, politique et très humain. Le conflit, dont les raisons profondes nous échappent et qui n’apparaît que dans un hors champ se faisant parfois pressant sur le cadre par le biais du son – bruits de tirs et explosions –, est le point de départ d’un film de survie qui observe la recomposition de solidarités de groupe.
« Même les oiseaux se sont enfuis »
Une poignée de femmes et d’enfants, en déplacement perpétuel dans les vallées de Birmanie, traversant champs et rivières : voici le programme du film. La force de l’enjeu suffit à tendre le film comme une fiction : franchir la frontière, éviter les soldats et les mines, simplement marcher et se nourrir. Tout relève d’un effort, d’un apprentissage de la survie. Wang Bing ne cesse en réalité de filmer cela : comment s’inventent les moyens de la survie lorsque l’on n’a rien ? Quelle humanité persiste dans un tel contexte ? Si le début du film propose de côtoyer le quotidien d’un camp qui s’installe, en filmant comment monter la tente de fortune, manger, fumer, et simplement rester là et attendre, le film dérive rapidement vers un dispositif en mouvement. On tente de travailler dans un champ de canne à sucre, on reprend la route, on se sépare, on se rejoint. La caméra suit successivement plusieurs groupes de réfugiés, ne conclut aucune histoire (même si c’est – avec Fengming – le film de Wang Bing qui entretient le rapport le plus étroit avec le récit, ne délivre aucun salut, la fragmentation chaotique du film faisant comme écho à l’horizon aveugle des exilés.
Les images du film, dans cette géographie reculée et pourtant menaçante, évoquent même, sans le savoir, les survivals post-apocalyptiques que nous proposent les films et jeux vidéo américains – 28 jours plus tard, I Am Legend, The Last of Us… Le régime d’image de Ta’ang, ses paysages, ses figures, sont d’autant plus proches des films de genre que ceux-ci s’approprient de plus en plus la facture d’un réalisme documentaire – la narration en plus. Preuve s’il en fallait que le drame de la survie d’un groupe se suffit à lui-même, dépouillé de tout drama hollywoodien. La marche des femmes, ployées sous le poids conjugué des enfants et des (maigres) bagages, déterminées malgré les coups de feu entendus au loin, offre ainsi au film parmi ses scènes les plus fortes, par sa capacité à capter la rigueur d’un moment de pur effort, d’extrême résistance à l’abandon.
Solidarités recomposées
Un second pan du film, en alternance avec les séquences de migration, s’intéresse à la vie des groupes pris entre des forces centrifuges et centripètes (partir dans l’inconnu retrouver un parent ou prendre le risque de rester ici ensemble?). C’est dans ces moments de pause, entre deux marches, que la parole se libère pour s’informer, écouter les promesses de lieux meilleurs, interroger un mari au téléphone, trouver des solutions. La caméra cherche ces moments de communication, comme autant de possibilités d’accéder à l’histoire des réfugiés – le récit d’une femme autour du feu, l’angoisse d’un coup de téléphone. « Je ne sais pas ce que les autres sont devenus » entend-on au détour d’une conversation. Dans l’exode, le corps social se recompose, solidarités familiales et solidarité de village s’entremêlent, et le film se fait témoin de la naissance de formes politiques inédites, à l’échelle micro d’un petit groupe de réfugiés réduits à rien.
La particularité de ce film de Wang Bing tient dans sa conception même, car sa grande discontinuité, provoquée par les conditions précaires du tournage en zone de conflit, l’éloigne de la clôture vertigineuse qu’il avait pu trouver dans À la folie. L’éclatement narratif, qui répond à l’éclatement géographique et sociale des exilés, n’empêche cependant pas à de belles scènes d’exister, comme celle de ce long et dramatique récit intime à la bougie, façon Georges de La Tour, ou cet étonnant rire d’enfant, saisi incidemment sur la route quelques secondes avant que ne résonnent des coups de feu venus du fond de cette vallée perdue. Plus loin, il faut en réalité regarder Ta’ang avec ses non-dits, avec le hors-champ de son montage, comme symptômes d’un conflit fantôme impossible à voir et destructeur de la possibilité même de documenter le réel.