En mars 2015, À la folie sortait sur les écrans français. Un an et demi après, Wang Bing dévoile un film qui apparaît comme son envers : film de fuite, d’espaces indéchiffrables qui va à la rencontre essentiellement de femmes et d’enfants là où le précédent suivait le quotidien d’hommes enfermés dans un hôpital psychiatrique. Alors qu’il était à Venise il y a à peine un mois pour Bitter Money, vaste projet sur les migrations de la jeunesse chinoise, l’infatigable documentariste venait présenter l’avant-première de Ta’ang au Centre Pompidou. Poussant à ses limites son habitude de tournage sans préparation et dans des conditions physiques extrêmes, il nous a raconté comment il avait filmé au plus près des zones de conflit entre l’armée birmane et la guérilla menée par la minorité ta’ang.
Comment avez-vous rencontré ces personnes et comment est née votre envie de les filmer ?
J’affectionne particulièrement cette région du Sichuan dans laquelle je suis allé pour la première fois dans les années 1990, puis où je suis retourné par la suite pour travailler. À cette occasion, j’avais appris qu’il y existait ce que l’on appelle en Chine des minorités nationales, mais à l’époque c’est plutôt à la frontière du Laos que des heurts se produisaient. En 2015, je filmais dans cette région des jeunes gens originaires de l’intérieur des terres qui migrent à Shanghai, pour mon film Bitter Money (en compétition à Venise) qui ne représente qu’une toute petite partie d’un projet plus vaste sur ces jeunes migrants. J’avais prévu de les suivre lorsqu’ils rentrent dans leur famille à l’occasion du Nouvel An. Je m’y suis mal pris, je suis arrivé trop tard, alors qu’ils étaient déjà prêts à repartir. C’est alors que j’ai entendu que ce conflit avait éclaté.
Le tournage s’est donc déclenché de façon très spontanée, sans préparation ?
La décision a été très rapide en effet. Nous étions une équipe de trois personnes sur place. Après concertation, nous avons décidé le soir même de partir en voiture dans cette zone. Nous avons commencé à tourner dès le lendemain. Nous sommes arrivés le soir-même dans un petit hôtel. Étonnamment, nous n’avons trouvé personne à la réception alors que l’hôtel semblait plein. Nous avons compris qu’il était abandonné mais avait été investi par les migrants. C’est dès cet endroit que nous avons pris contact avec une personne qui avait un rôle d’organisateur. Grâce à lui, j’ai pu accéder au premier campement.
Comment avez-vous été reçu ? Comment avez-vous décidé de rester avec certains migrants et pas avec d’autres ?
Aucun réfugié n’a opposé de refus à ma présence ou au fait que je filme. En revanche, il y a une forte présence militaire chinoise dans cette région qui, elle, était hostile à ma présence et nous a empêchés de tourner. Xiaoma et sa sœur, qui sont les personnages que l’on voit le plus dans le film, ont choisi de quitter cet endroit où il y avait une forte concentration de réfugiés pour aller dans un village un peu éloigné. Nous les avons suivies.
D’un point de vue technique, comment s’est déroulé le tournage ?
Le tournage s’est déroulé en deux sessions. La première a eu lieu en février 2015. Nous avions une caméra à laquelle nous nous sommes relayés, l’opérateur et moi-même. Nous étions accompagnés de notre producteur exécutif, Wang Di, que je connais depuis très longtemps. Le deuxième séjour s’est déroulé sur une dizaine de jours fin avril/début mai avec la même équipe.
Les séquences de nuit sont nombreuses et très belles. Comment ont-elles été tournées ?
Nous avons pris l’option de tourner la nuit parce que cela nous donnait une bien plus grande liberté. La journée, nous courions bien trop le risque d’être repérés. Je tourne avec une caméra Sony qui est extrêmement performante avec une faible luminosité et le choix des optiques facilite aussi le tournage dans ces circonstances.
Les militaires chinois vous ont-ils empêché de tourner ou ont-ils confisqué votre matériel ?
C’est tout simplement interdit de filmer dans cette région. Les cartes mémoires sont systématiquement confisquées et effacées. Comme j’ai une certaine habitude de ce genre de tournages, je sais m’y préparer en emportant plusieurs cartes mémoires que je copie, mets en sécurité et change fréquemment. Même ces précautions n’ont pas empêché que le matériel nous soit confisqué par moments et que certaines scènes que je souhaitais approfondir ne puissent pas l’être parce que nous étions chassés d’un endroit par les militaires.
Les moments de discussion par téléphone ou de récit sont très importants. Parliez-vous la langue des Ta’ang ?
Les populations de ces régions parlent trois langues : le ta’ang, le dialecte de la minorité t’aï et un peu de mandarin. Wang Di, notre producteur, est originaire du Yunnan ce qui lui permet de bien comprendre ces dialectes. Chaque fois que l’on assistait à une scène, il faisait préciser ce qui était en train de se dire et Wang Di nous faisait un retour le plus vite possible derrière la caméra de ce qui se racontait. Mais nous filmions les discussions sans les comprendre.
De nombreuses scènes montrent des récits que les migrants se font entre eux de leur exil. Les avez-vous suscités ?
Non, je n’interviens jamais, je n’interviewe pas les gens. Ce n’est pas ma façon de travailler. Comme certains arrivaient et rencontraient d’autres qui étaient déjà sur place, ils en venaient naturellement à se raconter comment ils étaient arrivés là.
Les personnes que vous filmez sont très solidaires entre elles. Même si le film n’est pas explicitement politique, il l’est indirectement en portant le regard sur cette communauté soudée. Était-ce présent au tournage ou cela s’est-il construit après ?
Je ne cherchais pas à développer le thème de la solidarité : elle était là devant nos yeux. Nous voulions en savoir plus sur les raisons politiques de cette situation. La complexité de cette région est historique : de nombreuses ethnies, les T’aï, les Ta’ang, et d’autres minorités encore, dont certaines sont organisées militairement, sont sur le territoire de la Birmanie, mais ont parfois plus en commun avec les mêmes communautés côté chinois qu’avec les Birmans. Cette partie du Kokang revendique plus d’autonomie qu’ailleurs. L’explosion des combats a été subite. Il est très difficile de savoir qui se bat avec qui et même les populations ne le savent pas toujours. Le soutien des gouvernements n’est pas non plus très facile à comprendre. Cet endroit m’est apparu comme un petit coin retiré du monde, isolé de tous, qui peut plonger un jour dans le chaos, retrouver le calme un peu plus tard, ou disparaître complètement. Quand je suis arrivé là-bas, j’ai ressenti très fortement que cet endroit allait s’avérer extrêmement important pour l’avenir de l’Asie. Tout ce qui s’y passe, les conflits, les antagonismes vont prendre de plus en plus d’importance politiquement et économiquement dans les années à venir.
Avez-vous filmé en pensant à la structure d’ensemble ?
Je n’aime pas attendre d’être face à une énorme somme de rushes, comme les soixante heures dont je disposais pour ce film, pour me poser la question de ce que sera le film. La construction s’élabore bien avant le montage.
Ta’ang est un film sans hommes : sont-ils vraiment absents ou avez-vous délibérément choisi au tournage de vous concentrer sur les femmes et les enfants ?
Plusieurs raisons expliquent qu’il n’y avait pas beaucoup d’hommes : certains avaient décidé de rester au village pour s’occuper des personnages âgées de la famille qui ne pouvaient pas fuir ; d’autres travaillaient dans les champs à droite à gauche pour gagner leur vie et enfin, beaucoup de jeunes hommes partent au combat.
Comment placer la caméra au milieu de cette situation d’intimité forcée ?
Quand on est dans une telle situation extrême, l’intimité n’existe plus. Ils vivent ensemble, mangent ensemble, qu’ils le veuillent ou non. Il n’y a pas de problème de distance pour le cinéaste puisque l’intimité a volé en éclats, que tout est visible à tous.
Le film se termine par une longue scène proche des combats. Est-ce que la chronologie du tournage a effectivement consisté à essayer de se rapprocher des zones de tir ?
Entre les deux phases de tournage que j’évoquais, nous avons dû rentrer à Shanghai pour travailler et par manque de moyens financiers. La distance géographique m’a permis de prendre du recul, de réfléchir sur ce que j’étais en train de tourner. Je me suis dit qu’il manquait quelque chose : la réalité de cette guerre n’était pas perceptible. Quand je suis reparti au mois de mai, j’avais en tête que je devais montrer la présence de cette guerre au plus proche. Nous sommes restés trois jours sur place, très proches de la frontière avec la Birmanie. Pour m’approcher des combats, je devais trouver un chemin par lequel j’étais sûr de ne rencontrer aucun militaire chinois. J’étais à quinze minutes à pieds du front. Le troisième jour, la tension était maximum au point que les réfugiés prennent la décision de se mettre à l’abri à l’intérieur des terres chinoises, comme on le voit dans le film. C’est ce que nous avons fait aussi avec l’équipe.
Vous parliez de l’épuisement de vos ressources financières : le film s’est-il financé après coup ?
Nous sommes partis sans argent, simplement avec nos propres deniers. Nous avons commencé à nous organiser, y compris financièrement, sur la seconde période de tournage. C’est Isabelle Glachant qui a amené les premiers financements qui ont permis de lancer les choses.
Ces personnes filmées au milieu de nulle part dans une attitude de survie peuvent faire penser à un cinéma américain de l’apocalypse. Est-ce une filmographie que vous avez en tête ?
Dire que nous avons eu peur n’est pas un discours que nous fabriquons maintenant pour la promotion du film : nous avons véritablement subi une tension extrêmement forte tout au long de ce tournage. Dans cette géographie montagneuse à l’écart du monde, l’homme est isolé et insignifiant. Si quelqu’un devient soudain très violent, personne ne l’arrêtera. Wang Di avait pour rôle de scruter en permanence le haut des collines pour voir si un danger approchait, si des soldats apparaissaient. Si nous nous étions retrouvés face à face avec un soldat, nous aurions été liquidés sur le champ. Nous étions en permanence en train de penser aux conditions de notre propre survie, du temps dont nous avions besoin pour rentrer nous mettre à l’abri depuis chaque lieu où nous tournions. Toute cette ambiance fait penser au chaos que vous mentionnez. C’est ma première expérience de la guerre. On n’est protégé par personne et on ne peut compter que sur soi-même pour assurer sa propre survie.
Comment a évolué la situation depuis dans cette zone ?
Après la fin du tournage j’ai eu des informations sur l’évolution de la situation. Les combats sont terminés, ce qui ne veut pas dire que les problèmes sont résolus. Nous espérons pouvoir retourner dans cette zone un jour et filmer à nouveau les deux sœurs dans leur village. Mais pour l’instant, nous n’avons aucun moyen de les contacter.