Vingt-sept ans après sa première sortie française, Blue Velvet réapparaît sur nos écrans. L’occasion de voir ce qu’il reste de l’émerveillement et de l’agacement provoqué par ce film controversé à sa sortie (en 1986 aux États-Unis et 1987 en France). Après l’échec commercial de Dune, Lynch se tournait alors vers un cinéma plus personnel, plus ramassé, intime et psychanalytique, dans un espace circonscrit au décor ambivalent d’un quartier de banlieue. Ce projet habitait le réalisateur d’Elephant Man depuis un moment. Mais la Warner refuse le film deux fois. La dimension provocante et pornographique choque, tout autant que l’issue étrangement positive du récit surprend. Blue Velvet intéresse pourtant Dino De Laurentis… qui souhaite surtout travailler avec Lynch quel que soit le projet. Le scénario passe entre les mains de Paul Schrader qui ne trouve rien à y redire. Ainsi commencent les aventures tumultueuses et œdipiennes du jeune Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan), dont l’innocence est troublée par la découverte d’une oreille coupée. Cette trouvaille macabre marque le début d’une plongée dans l’envers du rêve américain, où il est entraîné par Sandy (Laura Dern), fausse ingénue dont les révélations attisent sa curiosité.
Faisons un rêve
On le sait : le cinéma de David Lynch est un monde du rêve, interrogeant perpétuellement la frontière entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, le conscient et le subconscient. Blue Velvet est sûrement le film où cette dialectique est la plus simple et la plus claire, dans une narration encore classique, presque sage par rapport à la suite de sa filmographie, malgré la folie outrancière de la violence et du sexe dans les aventures de Jeffrey Beaumont. Lynch explore ici cette lisière ténue entre rêve et réalité, symbolisée par un interdit simple : « tu ne vas pas du côté de la rue Lincoln ? », s’entend dire le jeune Jeffrey. « Bien sûr que non », répond-il, avant de mieux s’y précipiter. Blue Velvet se construira alors sur la bravade de tous les interdits, dans le dédale symbolique d’une conscience habitée de fantasmes. Et, derrière le sourire impeccable des deux jeunes premiers, derrière les couleurs acidulées et saturées du quartier pavillonnaire, vient se dévoiler la saleté du monde. Comme dans les contes, le mal est proche et sa proximité renforce la fascination tout autant que l’interdiction de l’explorer. Jeffrey trouve une oreille coupée et son quotidien est bouleversé, comme Alice plongeant dans un trou après avoir aperçu le lapin blanc. Le monde parallèle dans lequel s’engouffre le jeune homme est certes aussi loufoque, parfois même grotesque (d’où la sensation de maladresse dans certaines scènes). Mais il est surtout d’une noirceur sans pareille, tant dans sa lumière nocturne que dans les actes que celle-ci dissimule. L’oreille sectionnée n’est qu’un McGuffin génial pour faire dévier le héros candide de sa route et l’embarquer dans un étrange pays des merveilles, envers parfait d’une banlieue trop lisse pour être honnête. Ses tribulations dans l’obscurité le conduisent à rencontrer un autre personnage de conte : Dorothy Vallens (Isabella Rossellini), une Dorothy qui se serait perdue loin du pays d’Oz, dans les griffes d’un lion sans courage et d’un épouvantail sans cœur, sous les traits déviants de Frank (formidable Denis Hopper).
Cette plongée hypnotique dans un monde régi par des pulsions primales (violence, sexe, possession) est verrouillée par un motif simple : la chanson « Blue Velvet » de Bobby Vinton, stimulus sensoriel de la folie de Frank et de la fascination de Jeffrey pour Dorothy. Le thème musical, telle une réminiscence mémorielle, vient agiter les personnages comme sous l’effet d’un envoûtement. Et c’est de ce trouble que naît la beauté de Blue Velvet, partagé entre un monde clair mais mortifère dès les premières minutes (avec l’infarctus du père et la présence grouillante des insectes) et un monde sombre et crasseux, où la vie s’explore avec fougue, jusque dans l’entrejambe de Dorothy, maman et putain, touchante et effrayante.
Inquiétante étrangeté
Film sur le voyeurisme et l’impuissance, Blue Velvet exploite cette notion centrale du cinéma hollywoodien classique à l’extrême, jouant avec délectation sur le lieu commun de l’armoire, qui cache le voyeur tout autant qu’elle le piège. Ainsi la scène où Jeffrey découvre l’intimité physique et psychologique de Dorothy reste la plus marquante du film. Mais Blue Velvet est loin de se résumer à cela, malgré son évidente dimension métacinématographique dans la façon dont il construit et lie le regard des personnages masculins et celui du spectateur, dans de longs plans fixes.
L’univers créé par Lynch est ambivalent en tout point. Par les costumes, les décors, la lumière tranchée des scènes d’ouverture et fermeture, l’imagerie filmique évoque les années 1950, comme le souvenir d’un panneau publicitaire avec famille républicaine au sourire ultra-bright. Pourtant les coiffures et la coupe des costumes évoquent bien les années 1980. Ici, rien n’est jamais univoque. La robe longue et sage de Sandy rappelle la jeune première, mais son apparition magique, silhouette émergeant de l’obscurité totale dans une rue déserte, rappelle l’entrée en scène d’une femme fatale du film noir. Blue Velvet emprunte d’ailleurs à ce genre sa structure d’enquête, ses personnages de malfrats et de femmes blessées, ses immeubles crasseux aux mille secrets… Cependant, le film noir n’émerge que par touches, comme le bâtiment à l’ascenseur en panne de la rue Lincoln, perdu au milieu des pavillons.
Dans Blue Velvet, tout est familier et effrayant en même temps, déjà-vu et surprenant, instable et faussement logique. La diégèse est entièrement bâtie sur la notion freudienne de unheimlich, d’autant plus forte que la dimension psychanalytique du film est évidente dans les rapports entretenus par des personnages taraudés par leur besoin de reconnaissance et leurs désirs incestueux. Jeffrey et Sandy apparaissent comme un couple potentiel, tout autant qu’un frère et une sœur se confiant des histoires effrayantes quand les parents les croient endormis. La chasteté et la frustration de leur relation trouvent un exutoire cathartique par l’immersion du jeune homme dans un monde inconnu et dangereux. De ce côté-là du miroir, la déviance est inversement proportionnelle à la vertu des deux jeunes, dont Frank et Dorothy incarneraient finalement les doubles inversés. Au-delà de ça, les corps même des acteurs, dans leur ambivalence, habitent l’écran d’une troublante étrangeté. Le jeune premier a un visage incisif, la femme fatale a le visage poupin malgré des hanches généreuses, la jeune première a les traits durs et l’air mûr. Dans les rues de Wilmington, qui accueilleront plus tard les atermoiements adolescents d’un certain Dawson Leery (Dawson’s Creek, 1998-2003), lui aussi trop vieux pour son rôle candide, Kyle MacLachlan effraie au même titre que les êtres grotesques qu’ils rencontrent.
Je suis au milieu d’un mystère
Blue Velvet est un film polymorphe, que ne cesse de fasciner à chaque nouvelle vision. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est bien l’incroyable profusion de signes et de sens dans un film à la forme narrative très maîtrisée et encore classique par rapport à ce que deviendra le cinéma de Lynch ensuite, jusqu’à l’essai nonsensique d’INLAND EMPIRE (2006), préparé par l’éclatement progressif de la forme dans Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001). Au-delà de son caractère grotesque et outrancier, Blue Velvet apparaît comme un parfait point de rupture, un bijou d’orfèvrerie cinématographique, dans une filmographie peu à peu habitée par une folie pandémique.