Dans les années 1980, les films de Francis Ford Coppola étaient un bon moyen pour dresser un bilan de ce qu’il en était du cinéma à Hollywood. Aujourd’hui, David Fincher, tout aussi intéressé que lui par l’expérimentation des nouvelles performances technologiques, reprend un peu son flambeau. Ce n’est pas un hasard si leurs derniers films respectifs ont un sujet commun qui sonne, chez Fincher, comme l’aveu d’un renoncement à continuer de faire évoluer le cinéma et de la volonté de le mettre au service des techniques numériques sur fond d’éloge de la mort. Devant l’engouement critique démesuré (et pour tout dire inquiétant), nous ne pouvions pas traiter le film à la hâte. Sachez néanmoins que la critique qui suit contient quelques révélations sur l’histoire…
De la nostalgie au refoulement
De film en film, le cinéma se dérobe, s’efface, s’échappe. Si bien qu’on n’est plus tout à fait sûr aujourd’hui de savoir à quoi il ressemble. À Hollywood par exemple, un cinéaste, ce n’est plus celui qui met à mal l’idée préétablie de ce que devrait être un film, mais celui qui consolide cette idée tout en y intégrant ses effets de signature. Le cinéma hollywoodien n’innove plus beaucoup depuis un moment, mais il continue de s’imposer partout dans le monde, retranché dans ses certitudes, celles-là mêmes que fustigeait récemment Godard dans le documentaire d’Alain Fleischer, celles qui, contrairement au doute, ne permettent pas d’avancer, mais font régresser. Or une régression, c’est un retour en arrière toujours hanté par son point de recul : le cinéma dans les films hollywoodiens, c’est sous une forme spectrale qu’on le retrouve, dont les effets sont trimballés comme autant de stigmates, d’une image connotée (un coucher de soleil) aux formes expressives (un travelling avant). Faire un film là-bas se réduit maintenant à bricoler avec une grammaire visuelle approximative qui n’est que le reste codifié (et momifié) d’un langage qui autrefois ne cessait de se redéfinir.
L’Étrange Histoire de Benjamin Button est à la fois le constat de ce bilan et son symptôme puisqu’il est avant tout une histoire de régression : un homme naît déjà vieux, avec les caractéristiques d’une personne âgée de 80 ans, c’est-à-dire déjà marqué par l’histoire d’une vie qu’il n’a pas encore vécue. Or, au fil de cette dernière, il rajeunira, chacune de ses rides s’estompant peu à peu, pour ne laisser sur la fin qu’un corps vierge de toute trace, qui rejette (ou annule) tout passage du temps. En d’autres termes : il refoule. Il traverse quatre-vingts années de l’histoire des États-Unis (de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin des années 1990, soit l’essentiel du XXe siècle), tout en la niant peu à peu, rejetant tout ce qui pourrait témoigner de sa présence aux différentes époques qui la constituent. Mais l’autre grande particularité de Button, c’est de conserver face à la vie, face aux événements dont il est le témoin privilégié, une stoïque passivité (comme le montre le jeu monocorde de Brad Pitt). Les gens qu’il rencontre, les opportunités qui se présentent ou les sentiments rudimentaires qui l’habitent guident son parcours mais ne l’affectent pas vraiment. La seule chose qui définit véritablement ce personnage, c’est sa pathologie. Il n’est que ça.
Ce type de héros à la personnalité transparente et la longévité providentielle qu’on a vu apparaître dans le cinéma hollywoodien – dans la catégorie «oscarisable» – au cours des dernières décennies, ne peuvent fonctionner que d’une seule et unique manière : comme des loupes grossissantes que l’on baladerait sur l’histoire pour la voir de plus près, sans que jamais elles n’interfèrent dans son bon déroulement. Sauf que si une loupe permet de grossir certains endroits, elle n’en occulte pas moins de nombreux autres. On peut s’étonner par exemple que Button, élevé par une famille noire qui tient une maison de retraite pour blancs dans la Louisiane des années 1920, n’ait jamais été confronté au racisme. Regarder le détail pour mieux nier l’ensemble. C’est sur ce mode que s’articulaient par exemple Big Fish de Tim Burton ou Forrest Gump de Robert Zemeckis, également scénarisé par Eric Roth. Mais si le film de Zemeckis avait pour but avoué de réconcilier les USA avec leur histoire, l’intention de Fincher semble tout autre. Le scénario de Roth se présente sous forme de fable, dans laquelle la destinée d’un personnage croise d’autres destinées tout au long de sa route. Ce genre de récit, parce qu’il confond candeur avec simplisme et destin avec fatalisme, est souvent faible, mais parce qu’il se veut métaphysique et abstrait, tend la perche à de nombreuses thématiques : le temps, la mort, l’histoire, le destin, etc… Servies dans la sobriété de la réalisation, ces dernières donnent ici une illusion de profondeur : Fincher adopte le ton grave de celui qui est conscient qu’il s’agit là de choses sérieuses. Mais le sérieux ne fait pas tout, et s’avère loin d’être suffisant pour faire croire qu’on se sente concerné par de tels thèmes.
L’étrange cas de David Fincher
On connaissait son intérêt pour les formes qui se vident, des retournements de The Game qui annulent purement et simplement le film au piétinement d’une enquête qui brasse large pour n’aboutir à rien dans Zodiac en passant par la récurrence du suicide comme seule échappatoire possible. Il trouve en Benjamin Button le support idéal pour son esthétique de «désubstantialisation» : un personnage dont l’existence se résorbe, dont la compte à rebours avant l’inéluctable mort est inscrit sur son corps, qui n’existe que pour mieux s’éteindre. Le film est à l’image de ce personnage et s’oriente avec une régularité mécanique, à l’instar du visage de Brad Pitt, vers toujours plus de lissage sans qu’aucun des événements qui y figurent ne viennent bouleverser la réalisation. Fincher se déleste de toute consistance cinématographique, fuit le moindre effet et ne rend à aucun moment compte d’un quelconque rapport entre les personnages, de leur désir, de leur névrose, de leur aliénation, de ce qui pourrait leur donner le semblant d’épaisseur dont ils auraient pourtant cruellement besoin.
Les cinéastes classiques de l’âge d’or hollywoodien n’avaient pas leur pareil pour exprimer en un simple jeu de scène ce qui animait les personnages. Grands chimistes, ils savaient lentement les faire bouillir le long du film jusqu’à ce qu’un croisement de sentiments contradictoires les fasse exploser dans une ultime confrontation. Suivant de près ces turpitudes, nous étions abasourdis et émus. Dans Benjamin Button, tout ce qui arrive au film n’est que l’émotion pré-programmée par le script, ce que Daney appelait «l’assaisonnement compris dans la salade du scénario» : de la fille qui se découvre un père insoupçonné à l’agonie de Blanchett toute latexifiée et souffreteuse en passant par la blafarde et mièvre romance sur fond d’amour éternel, tout ne tient que de le plus grossière recette glycérineuse. À quoi se résument les personnages ? À comment ils sont définis dans le scénario ! Le cadre aura beau être peaufiné, la lumière soignée, la direction d’acteur rigoureuse, jamais la réalisation n’accroche à quoi que ce soit : Fincher, à rebours de sa réputation, se révèle être un des réalisateurs les moins visuels qui soient. La scène où Button emmène son père mourir devant un coucher (ou un lever, on ne sait plus trop) de soleil, est caractéristique de la prédominance du cliché dont la part d’émotion contenue (c’est toujours un joli spectacle), dispense le réalisateur de trouver une forme expressive adéquate. L’histoire du cinéma se noie dans son esthétique comme l’histoire des USA est absorbée par le corps de Button : refoulement.
Il faut comprendre que ce qui motive Fincher va bien au-delà de toute préoccupation cinématographique. Les efforts techniques que déploie le film chassent tout relief de l’image pour en faire le réceptacle confortable qui accueille les nouvelles technologies numériques. La pathologie de Button est à la fois ce qui garantit au film sa crédibilité thématique et ce qui autorise Fincher à tester toute une nouvelle gamme d’effets spéciaux sans avoir à se préoccuper du reste. Car la grande prouesse, le véritable tour de force du film, réside surtout dans la façon dont le numérique offre la possibilité de montrer les diverses évolutions physiques de Button, c’est-à-dire Brad Pitt : de la recréation complète de sa tête greffée sur le corps d’une doublure, à un lifting digital qui lui redonne ses vingt ans. Mais ce n’est pas tout, puisque le décor a lui aussi subi un traitement à l’image de synthèse qui recrée la Nouvelle-Orléans des années 1930 dans ses moindres détails : l’histoire devient une tapisserie numérique. Il est arrivé autrefois aux trucages d’aller de pair avec les nouvelles histoires qu’ils permettaient soudain de raconter (Citizen Kane, 2001, l’Odyssée de l’espace, dans lequel la régression finale de l’astronaute va bien plus loin et en beaucoup moins de temps que celle de Button). Plus tard ils servirent à refaire ce qui avait été déjà fait, mais dans une version upgradée (Jurassic Park, qui théorise ça assez astucieusement), revenant à sa vocation première : l’exhibition de foire, autour de laquelle on brode un semblant d’histoire, façon Méliès (la naïveté poétique en moins). Avec Fincher, ils rentrent dans une nouvelle ère, puisqu’ils sont utilisés maintenant pour raconter des choses qui n’en avaient jusqu’alors nul besoin. De l’exhibition spectaculaire, ils passent à la démonstration invisible.
La mort du désir
Le problème qui se pose instantanément, c’est que Fincher, au lieu de tirer de ces nouvelles trouvailles une façon neuve d’émouvoir, semble au contraire figé et paralysé par la contrainte technique, et n’éprouver à aucun moment le simple plaisir de capter quelque chose qui se déroulerait devant sa caméra mais reproduit synthétiquement et artificiellement une grandeur solennelle qui peut s’atteindre beaucoup plus modestement. Ce qui aurait dû redéfinir l’acte de filmer se traduit chez lui par ne plus filmer du tout, remplacé par une monomanie de l’image clean, sans faille, une peur absolue (et dérisoire) de l’imperfection. Ce à quoi touche Fincher alors dans son grand renfort d’images de synthèse, c’est l’un des éléments les plus fondamentaux du rapport entre le cinéma et le spectateur, la connivence qui lie l’un à l’autre, cette manière touchante qu’ont les films de faire confiance en notre capacité à leur concéder quelques points, de passer outre certaines faiblesses, de leur troquer notre cartésianisme contre un peu d’imaginaire. C’est toute la réussite, par exemple, d’un film comme E.T., où, plus que conscient qu’il s’agit là d’un pantin péniblement animé par des marionnettistes maintenus hors cadre, nous ne remettons jamais en cause l’existence de l’extra-terrestre aux yeux du petit Elliott. C’est précisément là que se situe la régression du cinéma hollywoodien, quand il ne peut plus que satisfaire la pulsion scopique sans alimenter notre désir de rêver, quand est mis à plat tout tenant et tout aboutissant, quand un film se suffit à lui-même. C’est alors qu’il n’a plus besoin de notre regard, qu’il n’a plus de désir, et qu’il n’existe donc pas.
Un dernier mot sur l’énorme succès critique du film. On peut l’attribuer à l’aura dont bénéficie Fincher depuis Zodiac, son seul film qui aura rallié presque tous les suffrages. On peut aussi imaginer que la poudre numérique que Benjamin Button envoie aux yeux du spectateur fait efficacement effet. Mais on peut aussi penser que toutes les questions évoquées plus haut n’intéressent plus grand monde, que l’inexistence du cinéma sur les écrans se double de son inexistence dans l’œil du spectateur, critique et public. Pire : on peut supposer que ce dernier se retrouve dans cette façon qu’a Fincher de traiter son film comme une bande démo des nouvelles technologies numériques, sur laquelle il appose un semblant de conte allégorique comme pour se donner bonne conscience vis-à-vis du cinéma, qui hante alors plus le film qu’il ne l’habite. Il apparaît ici sous sa forme ectoplasmique dans les courts flash-backs qui parsèment le film et dont la texture a été retravaillée pour lui donner l’apparence du cinéma muet. Nous sommes là en pleine messe funéraire, célébrant la mémoire du cinéma dans l’espoir qu’il repose en paix, pour pouvoir passer plus vite à autre chose. Cette pulsion d’extinction, qui est le véritable sujet du film, ne peut aboutir qu’à deux moralités bien peu convaincantes mais qui unissent, par leur bête évidence, tout le monde à leur cause: «il n’y a rien de plus précieux que la vie» ou (au choix) «le temps détruit tout». Tout cela tient d’un bien morbide rapport au monde, et il n’y a franchement pas de quoi applaudir.