Réalisatrice et documentariste belge née au cinéma dans la liberté des années 1970, Chantal Akerman, qui pourrait incarner à elle toute seule le temps et le sens de l’intimité au cinéma, est enfin accessible à travers un coffret DVD de référence chez Carlotta : l’occasion pour elle de continuer à interroger les témoins privilégiés de son œuvre.
Jouant ostensiblement le jeu de l’histoire de l’art qui veut que l’intimité soit le lieu d’expression privilégiée des talents artistiques d’une femme, Chantal Akerman exploite cet adage traditionnel pour mettre en scène un style âpre et formaliste qui transcende l’autobiographie et la représentation de la femme au cinéma. Elle est la réalisatrice modèle du féminisme comme idée de cinéma (thèmes et formes dénonçant l’aliénation du quotidien des femmes versus la valorisation de la femme créatrice) et une documentariste fidèle aux traces autobiographiques pour nourrir le genre réel.
« On me dit ce serait bien pour le lecteur, le spectateur qu’il comprenne à demi-mot et à mi voix pourquoi tu commences par une tragi-comédie où tu joues toi-même. Puis pourquoi tu t’en détournes apparemment pour aller vers des films expérimentaux et muets. Pourquoi ceux-là à peine achevés de l’autre côté de l’océan, tu reviens par ici et à la narration. »
Extrait d’Autoportrait. Chantal Akerman en cinéaste, Éditions Centre Pompidou / Cahiers du Cinéma, paru à l’occasion de la rétrospective de son œuvre au Centre Pompidou en 2004
Les trois temps de cette citation (la tragi-comédie, les films expérimentaux et le retour à la narration) correspondent exactement à la réunion du coffret aujourd’hui édité par Carlotta qui permet de posséder enfin chez soi la matrice d’un univers autobiographique caractéristique. Le coffret enrichi les premiers longs métrages de nombreux courts métrages d’époque et d‘interviews de professionnels dirigés en 2007 (en guise de bonus sur mesure).
Sami Frey, derrière la caméra d’Autour de Jeanne Dielman, était présent sur le tournage du film le plus célèbre de Chantal Akerman, le premier long métrage qu’elle ait produit normalement. Jeanne Dielman… est le film de la reconnaissance critique qui profita de la participation de l’actrice Delphine Seyrig. Cette dernière, à qui Chantal Akerman ne cesse de rendre un vibrant hommage, est alors le point de rencontre incarné entre un cinéma de recherche (actrice chez Alain Resnais), son engagement féministe médiatisé (son travail avec la documentariste féministe Carole Roussopoulos) et l’égérie de la sophistication liée à un certain style (Buñuel, Demy, Klein, Truffaut…).
Le coffret réunit donc son premier court métrage connu Saute ma ville (1968), deux journaux filmés abstraits Hôtel Monterey (1972) et La Chambre (1972), réalisés lors du premier séjour à New York de la cinéaste, qui feront écho au retour de la cinéaste dans la capitale culturelle News from Home (1976), et enfin les trois longs métrages, véritable noyau du coffret, qui forment la trilogie des figures de la condition féminine : Je, tu, il, elle (1974), Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) et Les Rendez-vous d’Anna (1978). Trois longs métrages pour trois fines trames narratives, pour trois temps de vie : la matrice des excès tragi-burlesques et des déambulations d’une toute jeune femme entre son appartement et celui de la femme qu’elle aime ; le fantôme vivant du quotidien réglé contre la mort, la répétition ou le loisir (le vide, l’absence, le souvenir de la mère juive) de la femme foyer ; le ressassement des errances et des amours de marins d’une femme cinéaste se déplaçant pour présenter son film. Ainsi de dessinent, à travers ses trois fictions, parfaites illustrations du concept de « l’image-temps » établi par le philosophe Gilles Deleuze, les trois figures majeures de l’œuvre de la cinéaste : la jeune fille (le désir), la femme au foyer (la mère et la répétition), la cinéaste (le ressassement et la création).
À la suite des interrogations imaginaires qu’expose Chantal Akerman dans la citation reprise ici et pour témoigner de la cohérence particulière de cette décennie dans l’œuvre de la cinéaste, on peut dire que les seventies de Chantal Akerman sont un continuum de cinéma intime. L’œuvre de ces années-là rassemble a posteriori différents formes et thèmes possibles sous l’égide du film à la première personne. La cinéaste peut être présente dans la fiction à l’image et sur la bande son : Saute ma ville (1968) et Je, tu, il, elle (1974), lorsqu’elle est elle-même son actrice principale. Le film peut devenir un journal filmé rétrospectif qui n’est pas un récit de vie, mais dont la bande-son garde la présence de la cinéaste, dans News from Home (1976) qui est une sorte d’essai associant la lecture des lettres maternelles reçues lors de son long séjour américain aux images en mouvement d’un New York en décomposition. Chantal Akerman peut aussi faire appel à un alter ego fictionnel (Rendez-vous d’Anna, 1978).
Enfin, selon une démarche directement plus contemporaine, Chantal Akerman joue l’autoreprésentation de l’artiste dans l’instant même de son acte de création : Chantal Akerman par Chantal Akerman (1996), réalisé pour la série télévisée « Cinéma de notre temps ». La réalisation d’interviews des femmes de son cinéma dans le DVD prolonge ce dispositif autour de l’actrice Aurore Clément, de Babette Mangolte, opératrice d’Hôtel Monterey et Jeanne Dielman…, et de sa mère, juive polonaise revenue par miracle des camps de concentration, qu’elle détermine comme l’origine de l’ordre obsessionnel de Jeanne Dielman…
Bien que l’origine de son cinéma soit bien souvent d’abord un texte ; tenant à la fois de la fiction, du documentaire, de l’essai, voir de l’installation vidéo inspirée du cinéma expérimental américain, la caméra de Chantal Akerman excelle à explorer l’espace en enregistrant des durées réelles. Ainsi le spectateur de ses films est toujours en attente du plan suivant, dans la posture adéquate mimétique au désir de la cinéaste, proche de « l’engagement par rapport au travail créatif de soi » de l’injonction dictée comme en aparté par Babette Mangolte, la grande sœur new-yorkaise qui la guidera vers les formalistes.
Les bonus du DVD offre la curiosité de mettre en forme la propre vision que propose aujourd’hui l’auteur de son œuvre et qui rejoint en bonne partie les interprétations critiques. Cette vision personnelle sur son œuvre est construite autour des influences de l’esthétique du temps du cinéma expérimental américain (à New York, elle a fréquenté Jonas Mekas et Michael Snow), de la prégnance du féminin et de l’importance du regard sur ses comédiennes, du ressassement et de l’introspection, et du fil rouge du silence de la mère au journal intime de la grand-mère, ressurgissant comme les traces autobiographiques de cette fille de la « seconde génération » des survivants de la Shoah.
Au-delà, il convient de s’arrêter sur l’évolution du statut et du travail de Chantal Akerman à travers trois séquences différentes : l’introduction du « Cinéaste de notre temps » Chantal Akerman par Chantal Akerman, l’image de la cinéaste dans le document tourné par Sami Frey sur le tournage de Jeanne Dielman… puis ses intrusions directives sur la bande son dans les interviews des bonus du coffret DVD.
« Si je fais moi-même sur moi un Cinéastes de notre temps, ce serait une sorte d’auto-portrait. Et la meilleure manière de réaliser cet autoportrait ce serait de faire parler mes anciens films les traiter comme s’ils étaient des rushs que je montais pour créer ce nouveau film qui serait un portrait de moi. » Voilà pour la méthode qui introduit l’émission qu’elle consacre à elle-même, qui évoque aux spectateurs une succession d’extraits de ses films, qu’elle ne poursuivra pas par la suite. Dans Autour de Jeanne Dielman, il ne s’agit plus de réfléchir à une rhétorique mais de voir une méthode de travail. Ses images mettent en prise la jeune réalisatrice Chantal Akerman au désarroi de l’actrice chevronnée devant la rigueur et la densité des indications du script. La timide réalisatrice doit alors laisser le temps et le monologue maïeutique faire son travail pour que Delphine Seyrig parvienne à s’accommoder et à prendre conscience de ses exigences. Enfin, plus âgée et documentariste chevronnée dans les troisièmes images répertoriées, elle n’hésite pas à guider en direct le flux et les mémoires vacillantes de ses témoins. Babette Mangolte cite Michael Snow à l’origine des films de sa collaboratrice. Elle évoque ainsi implicitement le zoom de 45 minutes de Wavelength (1966), dans l’espace clos d’un atelier, et les cercles et les spirales à vitesses variées de La Région centrale (1971), montage de trois heures à partir des captations d’une caméra fixée sur un dispositif à bras mobile qui balaie un paysage désertique. Or, du tac au tac, pressée de limiter la mention de l’inspiration formelle de Michael Snow, Chantal Akerman veut qu’on insiste sur son irréductibilité d’artiste. Celle-ci est incontestable si l’on songe au poids des figures humaines jusque dans ses films les plus expérimentaux, symptomatiquement absentes des deux films phares de référence de Michael Snow. Tout autre exemple, lorsque sa mère sourit de ne pouvoir se reconnaître dans le miroir obsédant de Jeanne Dielman…, Chantal Akerman évoque le symptôme psycho-clinique de la seconde génération des juifs d’Europe pour l’assurer de la justesse de son interprétation formelle. Rarement documents réunis, déclinés sous la forme d’introspection, de témoignages sur la direction d’acteur et de conduites d’entretiens documentaires ne furent aussi passionnants sur un cinéaste au travail.
Ce DVD de référence indispensable sur les années 70 de Chantal Akerman, une période jusqu’ici largement privée de support de large diffusion, est aussi une leçon pratique de cinéma et d’interrogation critique de cette pratique en pratique documentaire.
« Enfin tout ça pour dire que ce livre n’aurait pas dû avoir lieu, mais Philippe [Philippe Bouychou, producteur, Corto Pacific] et Claudine [Claudine Paquot, éditrice Cahiers du Cinéma / Éditions de l’Etoile] travaillaient, rassemblaient photos et textes, Sylvie Pras [programmatrice des cinémas du Centre Pompidou] se lança dans une quête éperdue de mes films et que quand je m’y suis mise… »
extrait des remerciements d’Autoportrait. Chantal Akerman en cinéaste
Le travail d’édition avec et autour de Chantal Akerman est un cas d’école particulier. Profitant d’une orientation plastique et documentaire qui réunit cinéma, écriture, nouvelles technologies et art contemporain, le spectateur de l’œuvre de Chantal Akerman pourra consulter cette édition DVD de Carlotta (et ses bonus réalisés par Chantal Akerman) comme un prolongement de la remarquable édition du livre Autoportrait. Chantal Akerman en cinéaste paru en 2004 à l’occasion de la rétrospective de son œuvre au centre Pompidou. La publication de l’ouvrage à cette occasion a été cruciale dans le prolongement de « l’autoportrait de l’artiste au travail » de la cinéaste commencée en 1996 avec l’émission Cinéastes de notre temps. À la suite de cette rétrospective intégrale, Chantal Akerman n’a cessé de réduire les laps de temps entre différentes initiatives comme la réalisation des Bonus Carlotta et l’écriture de l’Auto-radio-portrait de et par Chantal Akerman, pour la série « Le “je” radiophonique » sur France Culture.
Le processus, encore trop rare, qui porte aujourd’hui la cinéaste s’apparente à un échange entre l’intérêt et les supports des institutions et des professionnels culturels (Cahiers du cinéma, Centre Pompidou, École supérieure des Beaux Arts de Toulouse, France Culture…), et une volonté de la cinéaste de nourrir son travail dans ce cadre. Occasion sans pareil pour un certain cinéma (Jean-Luc Godard a pu également l’expérimenter et le faire fructifier autour des Histoire(s) du cinéma), ce système fonctionne à partir d’une œuvre centrée sur la figure majeure de l’auto-mise en scène de l’artiste qui se risque à sa propre exégèse.