Comme souligné dans notre article cannois, The Lobster marque une étape dans la filmographie du jeune cinéaste grec Yorgos Lanthimos : celle d’une supposée « déradicalisation » de son cinéma. Après Kinetta, Canine et Alps, il est indéniable que ce quatrième long métrage, récipiendaire du Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, prend les atours d’une démarche plus ouverte sur le monde, ne serait-ce qu’en apparence grâce à son casting quatre étoiles : Colin Farrell, Ben Whishaw, Léa Seydoux, Rachel Weisz… On aurait ainsi perdu les poses arty corrosives et l’autisme étouffant qui sclérosaient légèrement ses films antérieurs au profit d’une expérience plus généreuse et ludique. Ce serait oublier un peu vite le cynisme larvé que Lanthimos a toujours soigneusement distillé dans ses œuvres précédentes et qui éclate ici au grand jour sous les apparats d’une fable dystopique qui ne fait que renvoyer son spectateur à une logique imparable et à une petite mécanique des sentiments, certes finement huilée, mais pour le moins didactique.
Modern love
Il faut cependant reconnaître à Lanthimos une capacité frondeuse à cultiver une élégante absurdité propre à souligner (schématiquement parfois) les affres de nos sociétés occidentales contemporaines en proie au repli individualiste. Ainsi Alps devait son titre à une confrérie éponyme, au sommet de laquelle se trouve celui qui s’octroie le patronyme Mont-Blanc et qui en fixe les principes, aussi arbitraires et rigoureux que fantaisistes. The Lobster se situe dans le même sillon et assume d’emblée ses règles du jeu comme des règles de vie imposées à ses personnages : située dans un futur proche, des célibataires sont internés dans un établissement de grand luxe où ils disposent de 45 jours pour trouver l’âme sœur, sous peine d’être transformés en l’animal de leur choix. C’est là qu’atterrit un jour David qui choisit le homard pour son éventuelle « réincarnation » animale (Colin Farrell bedonnant en négatif moustachu de son Sonny Crockett de Miami Vice), impuissant à surmonter une rupture, et bientôt soumis à un quotidien répétitif où l’amour devrait plus résulter d’accointances étranges que d’un réel élan du cœur. C’est ainsi que s’égrainent les premières scènes de The Lobster, fort d’une mise en scène desséchée, frôlant parfois avec la vignette momifiée mais toujours empreint d’un humour noir qui permet de dépasser la simple illustration de scénario : Lanthimos joue brillamment des profondeurs de champ, de lignes de fuites de son architecture bigarrée, et maîtrise mieux ses durées de plan, se faisant moins rigoriste au montage qu’équilibriste, jusqu’à articuler une stylisation formelle que l’on ne lui connaissait pas, tels ces ralentis qui surgissent inopinément au cours d’une scène de danse ou de poursuites dans les bois.
Car de ce monde aux mœurs aseptisées existe en miroir une société secrète, pourchassée nuit et jour par les résidents du funeste hôtel : les «Solitaires», des renégats retirés du monde ayant radicalement fait vœu de célibat mais qui vivent selon des règles tout aussi autoritaires. Autre chorégraphie de la société mais même constat lapidaire du conte philosophique sur la dictature du couple et sur les dangers d’un État (ou de quelque organisation collective) qui s’immisce dans l’intime. C’est ici que la limite du cinéma de Lanthimos, malgré son étrangeté possiblement plaisante, se fait évidente : The Lobster ne fait que reproduire, en boucle et l’air de rien, la médiocrité de ses personnages pour mieux les humilier (moralement ou physiquement– Lanthimos ne fait pas de différence) sous la dictée de son scénario qui distribue arbitrairement les bons ou mauvais points du récit infligés comme des punitions. Et cela de manière tellement binaire que l’on sent que le cinéaste grec se joue autant de son spectateur que de ses protagonistes par un jeu de faux-semblants misanthropes tout aussi exaspérants que séduisants dans son étude du couple auquel il applique les caractéristiques du totalitarisme. Ainsi de David qui rencontre, au mitan du film, le personnage de Rachel Weisz, une «Solitaire» myope : le couple, interdit d’amour, décide de communiquer par signes afin de ne pas être remarqué. En découlent de belles scènes où la passion amoureuse se dit comme un langage subversif, mais leur sensualité sauvage est rapidement évacuée par le système Lanthimos qui ne supporte pas hélas les épanchements sentimentaux et les suggestions érotiques – sauf s’ils permettent de prouver la faiblesse intrinsèque de l’Homme, comme dans ces scènes de sexe simulé malaisante. Après une échappée a priori salutaire, notre couple retrouve la ville : en surgit une dernière scène énigmatique mais symptomatique du rapport singulier du film à son spectateur qui, à l’instar de David, est ici sommé, comme unique preuve d’amour, soit de se crever les yeux, soit de quitter discrètement la salle afin de retrouver la lumière du jour. La générosité nouvelle de Lanthimos a bel et bien un prix : son cynisme aveuglant.