Yórgos Lánthimos, « révélé » au grand public avec le succès de The Lobster il y a deux ans (son premier film avec un casting international, et aussi le plus réussi), n’a jamais fait dans la dentelle, se constituant au gré de ses passages dans divers festivals un petit cercle d’aficionados intrigués par son cinéma absurde et volontiers provocant. Il y a, dans les concepts orchestrés par le cinéaste, des idées souvent géniales, qui évacuent d’emblée leur postulat fantastique (un non-enjeu pour les personnages, qui le tiennent pour acquis) pour s’intéresser aux effets que celui-ci provoque sur le spectateur. Qu’il s’agisse d’une famille recluse (Canine), d’une société secrète qui remplace les défunts dans les familles endeuillées (Alps), d’un futur proche où les célibataires doivent absolument trouver l’âme sœur s’ils ne veulent pas être transformés en animaux (The Lobster) ou, dans Mise à mort du cerf sacré, d’une famille bourgeoise confrontée à la vengeance implacable d’un adolescent psychopathe, le dispositif est toujours le même. La rigueur du cadre et le jeu atone des comédiens sont ponctuellement malmenés par des décharges électriques où l’hystérie le dispute à la violence, toujours dans le même objectif : il s’agit moins d’organiser une œuvre cohérente et existant par et pour elle-même, qu’une succession de petits systèmes-toupies qui, en tournant sur leur base fragile, provoquent chez le spectateur fascination ou agacement.
Mise à mort de la bourgeoisie
L’histoire est celle d’un chirurgien (Colin Farrell, aussi expressif qu’une dent dévitalisée — probable indication de jeu du réalisateur à son comédien), marié (son épouse a les traits de Nicole Kidman) et père de deux enfants, dont l’étrange amitié avec un adolescent plonge d’emblée le spectateur dans de nombreuses spéculations : le jeune garçon est-il son fils illégitime ? son dealer ? son amant ? Rien de tout cela : il est le fils d’un homme que le chirurgien n’a pu sauver suite à un accident et pour lequel, entre culpabilité et trouble mal assumé, il s’est pris d’affection. À tel point que l’adolescent est rapidement présenté à la famille du chirurgien, sans que cette relation pour le moins étrange soit questionnée. Tel un ver dans la pomme, l’adolescent s’immisce dans leur intimité, dont le cinéaste nous montre l’envers de façon sursignifiante : des rituels parfaitement orchestrés du quotidien à la sexualité morbide du couple, Lánthimos caricature l’ennui bourgeois avec le même détachement que dans ses précédents films. Tel un Wes Anderson sous Tranxène, le réalisateur met en place ses petites marionnettes dans un théâtre de pacotille qui, contrairement à l’univers bienveillant du cinéaste américain, n’existe que dans le seul but d’être dynamité. L’explosif en question, ici, est bien sûr l’ado dont la perversité se révèle suite à la mystérieuse apathie du plus jeune fils du chirurgien, subitement privé de l’usage de ses jambes. Ce n’est que le début d’une mise en scène macabre, dans l’objectif d’une vengeance aussi radicale que terrible.
Le problème ici, c’est que le radicalisme souhaité par le réalisateur s’apparente plus à un tour de train fantôme petit-bourgeois qu’à une véritable proposition de cinéma. C’était déjà le cas dans Canine et Alps, mais The Lobster laissait entrevoir (du moins, dans sa première partie) une poésie singulièrement absente de ses premières œuvres, une volonté de démontrer enfin (plutôt qu’asséner), par le truchement d’un comique absurde proche des grands classiques de la littérature russe, le chemin résolument sombre et anxiogène dans lequel s’engouffre l’humanité. Avec Mise à mort du cerf sacré, c’est en arrière, toute. Les vagues tentatives d’insuffler une forme d’humour à froid ne trompent guère sur la solennité de l’entreprise. Tout, ici, est agencé pour faire « grand film », du scénario (primé à Cannes…) qui voudrait synthétiser dans le même élan Pasolini, Haneke et Kieslowski, à la forme, improbable mélange entre la sophistication de Kubrick, les dissonances de Polanski et le regard clinique et cruel d’un Haneke (encore lui). En somme, une grosse bouillie d’influences mal digérées, assemblées schématiquement par un expert en roublardise et maquillées en nanar pour festivaliers, dont le vernis ultra-chic ne parvient jamais à dissimuler l’infâme putasserie.
Le regard vide
C’est que Lánthimos s’imagine en grand moraliste, à la manière du réalisateur autrichien. Mais, que l’on soit sensible ou allergique au cinéma de Haneke, il faut au moins reconnaître dans ses meilleurs films une forme d’empathie avec le genre humain : son regard résolument sombre ne l’empêche pas pour autant de se positionner à la même hauteur qu’eux. Haneke, qu’il constate avec le plus grand désespoir le mal que s’infligent les hommes entre eux, ou qu’il les juge avec une morgue à la limite du supportable, reste malgré tout parmi eux. Lánthimos, lui, organise ses exécutions en règle avec une fureur toute divine : l’ado vengeur, c’est lui, et le plaisir sadomasochiste de sa vengeance est celle d’un sale gosse qui s’amuse à casser ses jouets. Mais l’extrême violence graphique et psychologique déployée dans le dernier tiers du film est aussi vaine dans sa tentative de susciter un doute moral chez le spectateur (« qu’aurais-je fait à sa place ?») que dans ses parti-pris scénaristiques et formels : le hors-champ, chez Lánthimos, n’est pas un choix moral ou esthétique, mais plutôt l’illustration d’un vide, un aveu d’échec, une impossibilité à conclure, c’est-à-dire (littéralement) à fixer une image. À l’instar de son acteur principal qui tourne sur lui-même, les yeux bâillonnés, pour abréger ses souffrances et celles de sa famille, et accéder aux désirs de son tortionnaire, Mise à mort du cerf sacré est un film sans regard, sans point de vue, qui tire dans le vide.