The Lobster était annoncé par Thierry Frémaux comme l’ovni de la compétition, sans doute à entendre comme la caution « radicale ». Yorgos Lanthimos pose une situation comme d’habitude faite de règles et rites bizarres où se joue l’assujettissement des corps et des individus, mettant en question le « jeu » et l’autorité – Canine et Alps étaient complètement dédiés à cela. La situation qu’instaure The Lobster ne manque pas de sel : dans un futur proche toute personne célibataire est arrêtée pour être cantonnée avec des semblables dans un hôtel ; ceux qui ne parviennent pas à trouver leur moitié dans les 45 jours sont alors transformés en animaux – toutefois la maison a la magnanimité d’offrir le choix de l’espèce. Dans ce contexte on ne séduit pas, on s’accorde ; si celle que l’on convoite saigne du nez à tout bout de champ, il s’agira de faire de même, au prix de quelques souffrances. On est d’ailleurs ici un archétype plus qu’un individu : la femme myope, l’homme qui boite, la femme au petits gâteaux, l’homme qui zozote, la femme aux lapins morts, etc.
Mise en présence des corps
Quitté par sa femme, David – qui choisit le homard pour son éventuelle « réincarnation » animale – se retrouve dans ledit établissement, où il arrive en compagnie de son frère – un sympathique cabot. Dans l’atmosphère d’un sinistre séminaire d’entreprise sur le benchmark croisé avec un jeu de télé-réalité, on suit les pérégrinations de la troupe sous la forme de rites ; on mène diverses activités (bals, coaching sous la férule du couple qui règne sur le l’établissement) ; les sorties en plein air consistent quant à elles à chasser les « Solitaires », des renégats retirés du monde ayant radicalement fait vœu de célibat. Plus qu’une contre-société s’opposant à celle que l’on suit dans la première partie, ces « résistants » se présentent comme un miroir dressé face aux « dominants » puisqu’ils ont développé des règles aussi rigoristes, pas moins autoritaires et autant normatives.
Alors qu’Alps tombait dans la pose radicale « arty » misanthrope, cette coproduction internationale avec un casting de premier ordre (Colin Farrell, Rachel Weisz, Jessica Barden, John C. Reilly, Léa Seydoux, Ben Whishaw…) représente comme le jalon d’une « déradicalisation » de Lanthimos. Tenez-vous bien : le spectateur est accompagné dans un récit (notamment par des voix-off), la mise en scène est moins corsetée et dogmatique – sans renoncer à des traits saillants conférant de l’étrangeté (axes singuliers, usage d’objectifs grands angles). Disons que ce bon Lanthimos se laisse aller à de la générosité envers le spectateur – et même à des formes de stylisation telles que le ralenti ! Pour autant il ne renonce pas au cœur de son cinéma travaillé par un jeu d’acteur fondé sur l’underplaying – signalons que Colin Farrell s’y montre à son avantage, Ariane Labed est (évidemment) formidable. Le cinéaste reste aussi aimanté par la chorégraphie, à la mise en présence des corps, mais à cet égard aussi, il se montre un peu plus généreux et offre des scènes assez passionnantes en matière de mise en scène.
Allégories littérales
The Lobster constitue une fable grinçante dont le futurisme est évidemment le prétexte à évoquer les travers de notre présent, notamment la glaciation des sentiments, une humanité asséchée encline à l’adoption de « réflexes » totalitaires. Si la cocasserie et un art indéniable du décalage opèrent bien, il y a une forme de littéralité – plutôt que pauvreté – dans la dynamique allégorique de The Lobster. De même dans sa façon de faire ®appel aux récits originels ou mythiques : Œdipe pour les yeux crevés, les animaux et l’Arche de Noé, le couple « renaissant » dans les bois renvoyant à Adam et Ève. Après, on se dit qu’il ne manquerait que Yorgos Lanthimos se fasse le chantre du réenchantement de l’humanité ; la « déradicalisation » a tout de même ses limites.